Histoire
Un regard neuf sur la Saint-Barthélemy avec l’historien Jérémie Foa

Un regard neuf sur la Saint-Barthélemy avec l’historien Jérémie Foa

En 2021, l’historien Jérémie Foa publie son deuxième livre, Tous ceux qui tombent, Visages du massacre de la Saint-Barthélemy aux éditions La Découverte, qui a gagné récemment le prix de la Contre-Allée 2022, le Prix Histoire du Festival Protestant du Livre 2022, le prix de l’Académie des Sciences, Lettres et Arts de Marseille et le Prix Lycéen d’Histoire de Blois 2022.

La Saint-Barthélemy a été l’avènement d’un massacre sanglant de protestants. C’est l’épisode le plus violent et le plus connu de quarante ans de guerres de religion, où au total 10 000 protestants ont perdu la vie.

La terre en Thiers est allée à la rencontre de l’historien pour l’interviewer . Dans son livre , Jérémie Foa offre à travers vingt-cinq enquêtes un regard neuf sur le massacre en se plaçant non plus du côté des puissants, mais de celui des victimes et de leurs bourreaux. Il montre que le massacre n’a pas surgi d’une foule anonyme mais a été commis par une poignée d’hommes qui connaissaient bien leurs proies.

Les responsabilités du drame, ses conséquences politiques ou ses ressorts anthropologiques ont été largement étudiés. Jérémie Foa aborde l’événement à contre-pieds, en reconstituant l’événement par le bas, en allant sur le terrain, au plus près des acteurs anonymes du drame, tueurs, victimes, hésitants ou même sauveurs. Jérémie Foa a voulu aller « à la rencontre des vies minuscules » du massacre.

Grace à un travail d’archives approfondi, l’auteur, maître de conférences en histoire moderne (Aix-Marseille Université), et ancien membre de l’Institute for Advanced Study de Princeton, offre une nouvelle perspective sur cet épisode jusque-là essentiellement raconté depuis « les Grands » du royaume.

© DR – L’historien Jérémie Foa

LTET: Dans quel contexte se déroule le massacre de Saint Barthélemy ?

La France était en guerre de religion depuis dix ans lorsque la Saint-Barthélemy éclata dans la nuit du 23 au 24 août 1572. Ces conflits opposaient les catholiques à une minorité protestante.

Mais étrangement le massacre de la Saint Barthélemy advient dans un contexte de paix. Catherine de Médicis, la mère du roi, essaye de faire la paix entre les catholiques et les protestants. En août 1570, elle va faire signer au roi Charles XI un édit de paix, « l’édit de Saint-Germain » qui impose aux protestants et aux catholiques, de vivre ensemble en frères, amis et concitoyens. Pour renforcer cette paix entre les catholiques et les protestants, Catherine de Médicis va organiser un mariage entre le chef militaire des protestants, Henry de Navarre et la représentante du Catholicisme, sa propre fille, Marguerite de Valois aussi appelée la reine Margot.

Ce mariage entre une princesse catholique et un prince protestant va asseoir la paix. Il a lieu à Paris le 18 août 1572. On est cinq jours avant le massacre. Paris est en fête. Dans ce contexte de joie et d’espoir, une grande partie de la noblesse protestante est montée à Paris pour célébrer le mariage. Leur venue est exceptionnelle, car les protestants n’avaient jamais eu le droit d’existence légale à Paris, en tout cas publiquement. La paix entre catholiques et protestants semble être pérenne.

LTET: Comment le massacre se déclenche-t-il ?

Il y a un événement qui renverse l’euphorie du mariage vers le drame, c’est l’attentat manqué contre Coligny. Coligny est un chef protestant et amiral de France. Le 22 aout 1572, en rentrant chez lui, un tireur caché dans une maison à étage, lui tire dessus pour le tuer mais le rate. Le coup d’arquebuse lui arrache deux doigts de la main. Coligny survit à l’attentat et désigne l’immeuble d’où le coup est parti. Très rapidement on se rend compte que le coup a sûrement été fomenté par la famille de Guises, une famille ultra catholique, proche du roi.

À partir de ce moment, les aristocrates protestants montés à Paris pour le mariage commencent à soupçonner Catherine de Médicis et menacent de reprendre les armes et de lancer une nouvelle guerre. La stabilité de la France est sous tension.

Face à ces troubles, le lendemain de l’attentat de Coligny, un Conseil se tient au Louvre avec les différents aristocrates catholiques, notamment les Guises mais aussi le roi, Catherine de Médicis, le duc de Norbert et d’autres. Catherine de Médicis, et probablement son fils Charles IX décident, de manière « préventive », l’assassinat d’une vingtaine d’aristocrates, des « huguenots de guerre » pour éviter une nouvelle guerre. Le soir même, dans la nuit du 23 au 24 août 1572, le massacre a lieu. Des soldats sortent du Louvre, et vont assassiner, sur ordre du roi, les principaux aristocrates protestants dont Coligny mais aussi La Rochefoucauld, et d’autres… Cet assassinat de certains chefs protestant est le geste royal, « préventif ».

A partir de cet instant, le massacre va dégénérer. L’initiative du roi va pousser les habitants de Paris, à suivre eux aussi le geste royal en l’interprétant comme une autorisation à tuer leurs voisins protestants. La situation va complètement échapper au roi. Ce qui devait être un massacre limité, d’une vingtaine de chefs protestants va déraper et se transformer en un massacre de masse. On bascule de 20 morts à 3000 morts. Le massacre ne s’arrêtera que mi-octobre, faisant environ 10 000 morts au total. Mais là, la logique est tout à fait différente.

LTET: Pendant plusieurs siècles, l’événement n’a été raconté que du point de vue du monarque et des Guises. Vous montrez dans votre livre que la Saint Barthélemy n’est pas juste le sanguinolent symbole du fanatisme religieux et de la tyrannie des grands. Vous observez le massacre du bas, à travers les victimes et les tueurs, les simples passants et les ardents massacreurs. Vous écrivez que vous voulez aller « A la rencontre des vies minuscules ». Pourquoi avez-vous fait ce choix ? Quel regard nouveau cette approche par le bas permet-elle de jeter sur la Saint-Barthélemy ?

 Il est vrai que la Saint Barthélemy est un événement très connu. Il y a des milliers de livres écrits sur cet événement. Les historiens travaillent sur cet événement, depuis au moins un siècle et demi. Pourtant je me suis aperçu avec regret, que l’événement a toujours été observé d’en haut, du point de vue des Grands, aussi bien du côté des tueurs (Catherine de Médicis ou Charles IX) que des victimes (Coligny, la Rochefoucauld). Je me suis demandé s’il était possible d’en dire un peu plus sur ces 3000 morts à Paris et ces 7000 morts en province ? Qui sont-ils ? Que connaît-on de ces morts anonymes ? Est-ce que l’on peut connaître leurs noms mais aussi connaître le nom de leurs tueurs ? Il est évident que ce n’est pas Catherine de Médicis, ni Charles IX, ni même les Guises qui ont tué 10 000 personnes. J’ai voulu descendre au niveau des Français ordinaires du XVIème siècle pour faire une histoire par le bas.

On s’aperçoit en étudiant le massacre par le bas, que les logiques sont complètement différentes des logiques des Grands, et que notamment les logiques de voisinages ont eu une importance primordiale dans le massacre. Qui sont les hommes qui sont capables de savoir qui est protestant ? Même si Catherine de Médicis l’avait voulu, elle n’aurait pas pu tuer 10 000 personnes. Elle ne sait pas du tout parmi la population de son royaume, qui est protestant. Il n’existe pas de signes distinctifs entre les protestants et les catholiques. Cette information n’est détenue que par les curés mais aussi par les voisins. En descendant au niveau de la rue, on se rend compte des micro-logiques de ce massacre. J’ai découvert que ce sont les gens d’une même rue, les habitants d’un même quartier, les voisins catholiques qui ont pu dénoncer les protestants de leurs rues aux massacreurs. Seuls ceux qui savent où habitent les protestants ont été capables de se jeter sur leurs voisins.

Comment les bourreaux ont pu tuer leurs proies ? Toutes les informations nécessaires pour tuer (leurs visages, leurs adresses, mais aussi leurs habitudes.) ne pouvaient être connus que parce qu’ils étaient voisins. Cette démarche offre une vision du massacre totalement différente de celle que l’on avait auparavant. Il y a encore quelques années, les historiens pensaient que la Saint Barthélemy, c’était une foule anonyme qui s’en prend à des proies anonymes. En réalité, ce n’est pas un massacre anonyme. Ce sont des hommes qui connaissent très bien leurs victimes et qui sont très bien connus de leurs victimes. Il y a des interconnaissances très fortes entre les tueurs et les tués. Ce sont ces interconnaissances qui ont permis précisément le massacre.

LTET: Vous montrez également dans votre ouvrage que pendant les heures et les jours qui suivent le massacre, les Parisiens pratiquent des actes de vie ordinaires (payer son loyer, se marier, …) La vie continue au milieu des cadavres. Une partie des Parisiens est indifférente face au massacre. Comment interpréter ces informations ?

Ces informations sont très difficiles à interpréter parce qu’on les observe de l’extérieur. On n’a pas les justifications des meurtres. Les massacres ont eu lieu à Paris mais aussi en province. On s’aperçoit que l’immense majorité des actes documentés n’ont rien à voir avec le massacre. Ce sont des hommes qui achètent des choses, payent leurs loyers, mettent leurs enfants en apprentissage, font des affaires, font du commerce, … Et ce n’est pas minoritaire. Ce ne sont pas des gens minoritaires au milieu d’une majorité de massacreurs. En majorité, les Parisiens, les Toulousains, les Lyonnais le 25 août continuent de vivre leur vie normalement.

Qu’est que ça veut dire ? On peut émettre deux hypothèses sur ces informations.

L’hypothèse pessimiste est une indifférence totale de la majorité des catholiques vis-à-vis du sort de leurs voisins protestants. On égorge leurs voisins à leurs fenêtres. Pendant ce temps-là, les Catholiques continuent d’aller faire leurs courses, d’aller faire leurs affaires, de travailler. Je pense que cette hypothèse est valide pour pleins d’acteurs.

L’hypothèse optimiste est que les Catholiques ont autre chose à faire pendant le massacre. Ils doivent avoir une routine à tenir, un métier à faire, un enfant à mettre en apprentissage, un cheval à amener chez le maréchal ferrant. C’est une façon de ne pas entrer dans le massacre. Le maintien de sa routine serait une forme passive de résistance.

LTET: Quelles sont les attitudes des catholiques durant le massacre ?

Il y a une grande variété d’attitudes possibles dans le massacre. D’un côté il y a les tueurs qui ne sont pas 10000 mais qui sont une poignée, une vingtaine. De l’autre on a les sauveteurs, des catholiques qui ont sauvé des protestants, une poignée aussi. Et entre ces deux pôles on a une multitude d’attitudes possibles. Depuis les gens qui ne tuent pas mais qui profitent. Une fois que leurs voisins sont morts, ils s’introduisent dans leurs appartements et pillent les biens. Ce ne sont pas des tueurs ce sont des profiteurs. On a des gens qui se réjouissent en silence, mais qui ne tuent pas et qui ne pillent pas. Ils veulent juste se débarrasser des hérétiques (les protestants). Il y a des gens qui sont dégoutés intérieurement, qui condamnent mais qui n’osent pas prendre la parole. Il y a des gens qui protestent. On comprend finalement que tous les catholiques n’ont pas agi et réagi de la même manière. Ça réintroduit de la liberté dans des actes aussi paroxystiques, aussi intenses qu’un massacre. Il n’y a pas une forme de catholicisme qui s’impose à tous, en 1572 et qui oblige tous les catholiques à tuer leurs voisins protestants. On a une poignée d’hommes qui ont choisi ou qui par leurs dispositions intérieures ont été poussés à tuer. On découvre dans ce massacre que les attitudes ont été très diverses. La diversité des attitudes réintroduit de la liberté dans l’Histoire.

LTET: Pour montrer la complexité de cet événement historique vous utilisez une démarche spécifique. Vous êtes parti du martyrologue du pasteur Simon Goulart (Mémoires de l’Etat de France sous Charles IX) que vous avez croisé avec d’autres sources, en particulier les archives notariales des notaires parisiens mais aussi des autres grandes villes du Royaume de France. Pourquoi ce choix ? Qu’est qui vous a conduit à vous plonger dans ce type de sources ?

Le projet était de faire une histoire des vies minuscules, des hommes ordinaires. Or les grands chroniqueurs de l’époque parlent toujours des « Grands », toujours des mêmes. Je me suis dit qu’il fallait trouver d’autres sources. Il y avait un livre très intéressant que vous venez d’évoquer de Simon Goulart, les Mémoires de l’Etat de France sous Charles IX. Simon Goulart est un pasteur de Genève qui a publié en 1577, 5 ans après le massacre, un martyrologue sur les nombreux rescapés de la Saint-Barthélemy, en leur demandant de raconter leurs visions de l’évènement. Il a collecté une masse considérable d’informations sur les circonstances du massacre comme les noms des victimes et les noms des tueurs. Dans son livre, il donne des milliers de noms de victimes ordinaires (chaudronniers, papetiers, etc…). A son époque, Simon Goulart n’avait pas été pris au sérieux. C’est un pasteur, un protestant, son but est de faire une histoire des martyrs, de montrer les souffrances des protestants pour qu’elles s’inscrivent dans les souffrances du peuple élu. Je me suis dit qu’il était possible de croiser Simon Goulart avec d’autres archives, notamment les archives des notaires.

LTET: Comment vous êtes-vous servi des archives notariales pour écrire votre livre ?

Il faut savoir qu’au XVIème siècle, les notaires étaient beaucoup plus présents dans la vie quotidienne des individus qu’aujourd’hui. Les personnes du XVIème siècle allaient chez le notaire pour toutes une série d’actes de la vie quotidienne comme payer son loyer tous les 3 mois, pour acheter des rentes, se marier… J’ai décidé de dépouiller tous les notaires à Paris, à Lyon, à Toulouse, à Bordeaux et à Rouen au moment du massacre. J’ai croisé les noms des archives avec ceux de Simon Goulart. Cela a permis de prouver que Simon Goulart nous donne des vrais noms. Dans les archives notariales, j’ai déniché de nombreux inventaires après décès (quand quelqu’un meurt au XVIème siècle, les notaires vont chez lui et font l’inventaire de tous ses biens.) Le problème de cette démarche est que les notaires ne s’intéressent qu’à la succession. Dans les inventaires après décès, les notaires décrivent les biens du défunt comme les miroirs, les armoires, les lits, les draps, les livres du défunt mais sans jamais expliquer la cause de la mort. Ces archives, fabuleuses, sont produites le 25 août, le 26 août et le 27 août par centaines, cependant on ne sait jamais comment sont morts les défunts. Or en recoupant ces inventaires avec Simon Goulart, je découvre des noms. Je me dis, tiens, ce nom-là, avec ce métier-là et cette adresse-là, Simon Goulart en parle, et ainsi j’arrive à montrer que telle personne dont l’inventaire après décès a eu lieu à telle date est un protestant. En Histoire, on croise différentes sources. Malheureusement des milliers de noms m’ont échappé.

LTET: Vous expliquez dans votre ouvrage qu’il est du devoir de l’historien de faire sortir de l’ombre ceux qui sont morts mais également ceux qui ont prospéré après le massacre. Vous liez une idée morale d’inscrire dans l’histoire les bourreaux mais aussi les victimes. Le titre de votre livre Tous ceux qui tombent est une sorte d’hommage aux victimes de la Saint Barthélemy. Quelle est le devoir de l’historien face à ce massacre ?

Je pense effectivement que l’historien à un devoir moral face à ce massacre qui est au moins celui de la citation. Je n’ai pas l’idée que l’historien ressuscite des morts. Mais j’ai cette idée morale que le devoir de l’historien est de tirer de l’oubli, de contribuer à une forme de mémoire des victimes mais aussi une mémoire des tueurs. Le titre de mon livre, Tous ceux qui tombent désigne à la fois les victimes mais aussi les tueurs. Les tueurs aussi sont tombés. La phrase : Tous ceux qui tombent est une citation tirée d’un psaume de la Bible qui dit : « l’Eternel redresse tous ceux qui tombent. ». J’ai envie de citer des noms dont on ne parle jamais, dans une forme de justice rétrospective, morale, qui est le pouvoir de l’historien. Je veux en dire un peu plus sur les circonstances de leurs morts, sur leurs vies, pour qu’ils ne soient pas morts deux fois, une première fois lors du massacre de la Saint Barthélemy, puis une seconde fois lors de l’oubli total qui s’est imposé sur leurs existences.

LTET: Quelles raisons vous ont poussé à écrire ce livre ?

Il y a plusieurs raisons. Il y a une raison prosaïque c’est mon habilitation à mener des recherches à l’université. Après avoir validé ma thèse, je suis devenu maitre de conférences. Lorsqu’on veut devenir ensuite professeur à l’université on doit soutenir une habilitation à diriger des recherches sur un sujet neuf. Le deuxième élément de réponse est que ça faisait longtemps que j’avais envie d’écrire sur le massacre de la Saint Barthélemy. Je n’osais pas auparavant, parce c’est un sujet difficile qui a été travaillé par des historiens très impressionnants comme Denis Crouzet. Donc il m’a fallu un petit peu de temps pour oser écrire sur ce massacre. Et puis il y a aussi eu la volonté d’une éditrice, Clémentine Vidal-Naquet, la directrice de la collection À la source qui est venue me voir et m’a proposé d’écrire un livre sur les sources de la Saint Barthélemy. Donc il y a des éléments de hasards, des vieux désirs, des vieux démons qui m’habitent sur le sujet et puis la proposition d’une éditrice. Tous ces éléments m’ont poussé à écrire un livre.

LTET: Quels enseignements la Saint-Barthélemy offre-t-elle pour notre temps ?

Il y a deux réponses possibles à cette question.

Premièrement, je pense qu’on ne peut pas tirer de leçon du massacre de la Saint Barthélemy. Je pense malheureusement que l’Histoire ne donne pas de leçon. L’Histoire ne se répète pas et est en perpétuelle évolution et changement. Chaque période historique est différente. Pour moi il est très important de rappeler que les hommes du présent sont toujours libres par rapport au passé. On n’est pas obligé de suivre les leçons de l’Histoire. Une partie des leçons que donne l’Histoire sont terribles. Cela étant posé, on peut quand même réfléchir à des parallèles ou des échos qui existent entre le XVIème siècle et notre période. On peut essayer non pas de tirer des leçon mais de pointer des éléments qui devraient nous inciter à la vigilance.

Deuxièmement, on peut tirer de la Saint Barthélemy que ce sont souvent les petites formes de persécutions et de harcèlements quotidiens qui conduisent au grand massacre. On aurait tort d’imaginer que ces micro-persécutions quotidiennes, ces humiliations quotidiennes que subissent les minorités sont anodines. Ce que j’essaye de montrer dans mon livre c’est que le massacre de la Saint Barthélémy a été préparé par au moins 4 ou 5 ans de persécutions préalables pendant lesquelles les protestants ont subi des humiliations, des moqueries, des arrestations arbitraires, des spoliations. Ces petits gestes du quotidiens, ces petits gestes par lesquels les majorités s’en prennent aux minorités ne sont pas insignifiants. Ils sont les éléments, qui les uns sur les autres ont préparé les esprits mais aussi les corps à perpétrer un grand massacre.

LTET: Vous écrivez dans votre ouvrage « L’imagination est le moteur premier de mes curiosités ». Comment la place de la subjectivité de l’historien intervient dans la construction de l’Histoire ?

Une partie de notre formation d’historien nous incite à faire disparaître notre subjectivité. Normalement, un historien n’écrit jamais à la première personne. On invente des tactiques littéraires pour ne pas écrire « je ». Le «je » de la subjectivité nuirait à l’objectivité de l’historien. Moi, j’ai essayé avec d’autres collègues de contredire un peu ce point en montrant qu’une partie du désir d’enquête, du désir de vérité, du désir de savoir, naît non seulement de la quête scientifique mais aussi de pulsions subjectives et personnelles. Ces pulsions de curiosités peuvent être par exemple des traumatismes d’enfance, des éléments de notre passé. L’histoire personnelle d’un historien peut le nourrir dans sa quête, lui donner envie d’enquêter sur telle période, sur tel événement. L’introduction de la subjectivité ne nuit pas forcément à la quête de vérité historique et peut être une façon de raconter de nouvelles histoires. Dans mon livre, d’un côté, j’introduis la subjectivité, je fais part au lecteur de mon imagination. De l’autre, je maintiens une multitude d’éléments qui permet de montrer que mon livre n’est pas une œuvre d’imagination. Ce n’est pas une œuvre de fiction mais c’est une œuvre historienne.

À chaque page de mon livre, les notes renvoient aux cotes d’archives ou aux sources mobilisées. Les notes de bas de page permettent de montrer que chaque fois que j’avance quelque chose : un nom propre, un événement, une rue, … je le renvoie à une archive, à une citation pour montrer que ce n’est pas une invention. Cela se réfère à quelque chose de réel. Ce dont je parle a eu lieu.

Par ailleurs, parfois, une archive explique que tel homme est mort dans telle rue et une autre archive nous indique que deux heures auparavant, cet homme était à un autre lieu. Mais entre ces deux archives, on n’a rien. Et c’est là où l’imagination, l’hypothèse peut entrer dans l’écriture de l’histoire. Cette imagination ne doit pas être complètement folle. Je ne vais pas imaginer que mes personnages enfourchent des dragons ou se mettent à conduire des voitures pour des motivations laïques. L’imagination de l’historien doit se tenir dans les bornes du plausible, du probable. La majorité des éléments qu’avance un historien vient de sources fiables. Entre les faits réels, l’imagination et la subjectivité peuvent entrer en action mais obligatoirement en posant du « probable ». Par exemple : « Il est probable que… », « J’imagine que… ». Mais si je l’imagine c’est aussi parce qu’en tant qu’expert du sujet, mon imagination est guidée par un savoir.

Entretien réalisé par Martin Bichat, le 30 décembre 2022

Bibliographie:

Tous ceux qui tombent, visages du massacre de la Saint-Barthélémy, Jérémie Foa, La Découverte, A la source, paru en septembre 2021, 19€ (en commande au CDI)

Sacrées guerres: De Catherine de Médicis à Henri IV, Jérémie Foa et Pochep, La Découverte, collection Histoire dessinée de la France, 2020, 22€ (présent au CDI)