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Interview de Pierre Haski (3/3) – Reporters Sans Frontières entre luttes permanentes et nouveaux défis

Interview de Pierre Haski (3/3) – Reporters Sans Frontières entre luttes permanentes et nouveaux défis

Pierre Haski exerce la présidence de l’ONG Reporters sans Frontières. Dès le 27 juin 2017,  élu par le conseil d’administration de l’association, il n’hésitait pas à affirmer qu’il avait conscience que cette responsabilité représentait “un grand défi à une époque où le journalisme et la liberté d’informer sont menacés partout, à la fois par des méthodes de répression et de contrôle classiques, […] mais aussi sous des formes plus insidieuses de contrôle, d’affaiblissement, de confusion avec le phénomène des fakes news, etc…” Où en est aujourd’hui son combat à la tête de RSF ? Tel est le sujet de cette troisième partie de notre interview.

LTET : Comment l’ONG Reporters Sans Frontières (RSF) travaille-t-elle pour contrer la désinformation, qui peut menacer la crédibilité des médias ? Quel rôle joue RSF dans la promotion de la véracité de l’information à l’ère de la désinformation en ligne ?

RSF a été créée, à l’origine, pour venir en aide aux journalistes qui étaient victimes de la censure, de la répression et de l’emprisonnement … Il y avait une sorte d’agenda qui était simple, de type : un journaliste est en prison en Birmanie, on va faire une campagne pour essayer de le libérer. On va lancer des campagnes d’opinion, des pressions auprès des gouvernements, etc…C’était l’aspect le plus évident du travail d’une ONG de défense du journalisme.

 

Depuis quelques années, les menaces à la liberté de la presse ne se limitent plus seulement à l’emprisonnement de journalistes, à la fermeture de médias ou à la coupure d’internet. À cela s’ajoutent désormais les dangers liés à la désinformation et aux fake news. Un autre défi majeur est l’émergence de l’intelligence artificielle, qui permet de produire des images et des vidéos réalistes mais totalement fausses. C’est un phénomène inquiétant, car ces contenus manipulés peuvent être très difficiles à détecter pour le grand public. On commence à travailler sur cet aspect là à RSF.

Pour répondre à ces nouvelles menaces, RSF a lancé le Journalism Trust Initiative (l’initiative pour la confiance dans le journalisme) qui est un système de labellisation pour les médias numériques. Le Journalism Trust Initiative est un label de qualité professionnel, que RSF donne aux médias sur la base d’un certain nombre de critères. Une commission a travaillé pendant un an pour établir ces critères. Aujourd’hui, il y a un millier de médias dans le monde entier qui sont en train d’être labélisés. Ce n’est pas la seule réponse à la désinformation. Il faut qu’il y ait aussi de l’éducation, afin que les personnes comprennent que si un média a ce label, alors il garantit un véritable sérieux dans la qualité des informations qu’il propose.

L’idée est aussi de négocier avec les grandes plateformes numériques comme Google, Facebook, etc. pour qu’elles valorisent les médias qui ont ce label de qualité. On sait bien qu’aujourd’hui, sur internet, le sensationnalisme et les fausses informations sont souvent plus rémunérateurs que le journalisme sérieux. Plus un contenu est accrocheur et clivant, plus il génère de clics et de revenus publicitaires. Cette démarche qui tire vers le bas doit être contrée par une démarche positive. Ceux qui effectuent un travail sérieux doivent être valorisés, que ce soit en ayant plus de place dans les algorithmes des plateformes ou auprès des annonceurs. À RSF, nous avons des contacts avec une partie des annonceurs qui font de la publicité et qui n’ont pas envie que leur marque soit associée à des fake news ou à des choses sensationnalistes. Si vous êtes des marques de qualité comme Hermès, Mercedes, vous n’avez pas envie que vos produits apparaissent à coté de fausses informations. Ce label garantit ainsi aux annonceurs d’agir dans un environnement plus sécurisé. Tout ça, ce sont de petites gouttes d’eau qui s’accumulent pour essayer de créer un environnement plus porteur.

Une autre piste qui est, à mon avis absolument vitale, c’est celle de l’éducation aux médias. Nous sommes dans un monde qui est nouveau par rapport aux générations précédentes, qui est en perpétuelle évolution. Aujourd’hui on peut générer des images avec une intelligence artificielle, ce qui n’était pas possible il y a à peine un an. Il y a un besoin d’éducation. Un jeune de dix ans qui commence à être autonome sur internet n’a pas les codes, les repères. Il n’est pas capable de distinguer une blague de ses copains d’une enquête journalistique qui a demandé six mois de travail avec toute une équipe. Il y a un besoin de comprendre l’univers dans lequel on vit et connaitre tous ces pièges et ces travers. C’est à l’école que cela devrait se passer. C’est au moment où on commence à naviguer sur Internet que l’on a besoin de comprendre que tout ce qu’on lit, tout ce qu’on voit n’est pas vrai. Ce n’est pas parce qu’il y a une vidéo, un enregistrement que c’est vrai. Il faut que l’on développe nos défenses immunitaires comme on le fait pour la grippe. Il faut aussi le faire pour l’information. Cela fait partie du rôle de Reporters Sans Frontières.

LTET : Selon une enquête « Les Français et la fatigue informationnelle » menés par Guénaëlle Gault, David Medioni, pour la fondation Jean Jaurès, en juin 2022, 62 % des Français s’informent via les réseaux sociaux. Que pensez-vous de cette évolution ?

Quand j’ai commencé à m’éveiller à l’information, c’était le même monde que mes parents. Quand je rentrais dans un kiosque de journaux, j’avais les codes puisque mes parents me les avaient transmis. Je savais que Le Figaro, ce n’était pas la même chose que L’Humanité et que Le Monde diplomatique, ce n’était pas la même chose que Gala. Aujourd’hui tout est uniformisé en ligne. Tout est en flux mais plus en choix de titre. Cela change tout. De plus, les algorithmes personnalisent votre flux en fonction de vos goûts. Les algorithmes vous confortent dans vos habitudes, en vous apportant uniquement les informations qui vont dans votre sens.  Nous n’avons plus accès à la même information. C’est une évolution qui est très dangereuse parce qu’à partir du moment où nous n’avons plus une information commune, cela amène des difficultés pour raisonner en commun, pour la vie en société.

“Il faut que l’on développe nos défenses immunitaires comme on le fait pour la grippe. Il faut aussi le faire pour l’information. Cela fait partie du rôle de Reporters Sans Frontières.”

 

LTET : Comment RSF collabore-t-il avec les gouvernements ou des institutions internationales dans la protection des journalistes et la promotion de la liberté de la presse ?

On essaye d’agir avec les Etats. RSF est en train de publier une charte éthique de l’intelligence artificielle dans le domaine de l’information. Cette charte est partagée à la fois dans les entreprises de presse mais aussi auprès des Etats et de la Commission européenne. Il y a un certain nombre de propositions que l’on a faites qui ont été reprises dans une loi européenne sur l’univers numérique. C’est un travail colossal qui se fait au niveau du public, des médias et des institutions internationales, que ce soit dans le domaine de la lutte pour la désinformation ou dans le domaine de la protection des journalistes. On est conscient que le nombre de journalistes dans le monde qui trouvent la mort est trop élevé. Une organisation comme les Nations Unies soutient le principe de la protection des journalistes mais n’a absolument pas les moyens de le faire respecter. C’est un combat de longue haleine.

©RSF

LTET : Y a-t-il des régions du monde où RSF concentre actuellement ses efforts en raison de défis particuliers à la liberté de la presse ?

Reporters Sans Frontières est une ONG internationale qui a douze bureaux régionaux et cent cinquante correspondants à travers le monde. L’organisation est très active dans le monde entier. On intervient aussi sur des terrains d’opérations. Par exemple, lorsqu’il y a eu le début de la guerre en Ukraine, on a ouvert un bureau sur place. On a distribué des casques, des gilets pare-balles et donné des formations aux journalistes pour les aider à sécuriser leurs données. Depuis, on a aussi créé un fonds de soutien avec certain nombre Etats pour aider les médias russes en exil. Depuis le début de la guerre russe en Ukraine, entre 1500 et 1800 journalistes russes ont été forcés à l’exil .Une plateforme a été créée à Riga, la capitale de Lettonie, où de nombreux médias russes se sont exilés.

Svoboda, “liberté” en russe, sera diffusé par satellite vers la Russie, le Belarus, les territoires occupés en Ukraine ou encore dans les pays baltes. Capture d’écran Youtube/RSF

On lance aujourd’hui (05/03/24) un canal de programmes en russe, sur le satellite Eutelsat, à  destination du public russe. Ce canal satellite permettra aux médias russes exilés de diffuser, en direction de la Russie, des informations déconnectées de la propagande du pouvoir. Ces actions nécessitent beaucoup de coordination, de travail, de levée de fonds et de définition de principes puisque que ce sont des actions nouvelles. C’est la première fois que l’on met en place ce dispositif.

 

On a aussi une action importante, qui est la création de sites “miroirs”. Par exemple, lorsque les autorités russes bloquent l’accès à un site web d’un média, nous avons mis en place un système permettant de contourner cette censure. Cependant, il est possible que ces sites “miroirs” soient également bloqués. Face à cela, RSF peut créer de nouveaux sites “miroirs”, poursuivant ainsi ce processus indéfiniment. RSF intervient dans divers domaines, allant de la technologie aux aspects juridiques, en passant par la recherche de financement et la formation à la protection des données, qui revêt une importance capitale dans les pays autoritaires.

©RSF
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LTET: Comment évaluez vous la situation actuelle de la liberté de la presse dans le  monde ?

Il y a eu une énorme avancée avec la chute du mur de Berlin, accompagnée d’une ouverture politique. Mais on est depuis une dizaine d’années dans une phase de recul. Le nombre de pays où il y a des restrictions fortes sur la liberté de la presse augmente. Le problème de la technologie s’ajoute à tout cela. Aujourd’hui, il est plus facile de bloquer un site internet que d’interdire un journal. C’est moins visible, mais tout aussi problématique. On voit régulièrement dans le monde entier que de nombreux pays procèdent à des blocages de sites internet dans des moments de crise, pendant des périodes électorales ou de contestations. Ce sont les véritables menaces à la liberté d’information.

Martin Bichat

La Terre en Thiers, 5 mars 2024