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Interview de Pierre Haski (1/3) – un journaliste engagé dans un monde en mouvement

Interview de Pierre Haski (1/3) – un journaliste engagé dans un monde en mouvement

La Terre en Thiers a eu le privilège d’ interviewer le journaliste et éditorialiste géopolitique de la matinale de France Inter, Pierre Haski .Fort d’une carrière de cinquante ans, il contribue à L’Obs en tant que chroniqueur. Il a été correspondant à Johannesburg, Jérusalem et Pékin, pour l’Agence France Presse (AFP) et pour le quotidien Libération. Il a également cofondé, en 2007, le site d’informations Rue89.com . Il est l’auteur de plusieurs livres et documentaires, dont « Liu Xiaobo, l’homme qui a défié Pékin », « Nous sommes Taiwan » et « La princesse rouge », diffusés par Arte. La première partie de cette interview est l’occasion de revenir sur son parcours de journaliste .

LTET : Selon vous, quelles sont les événements les plus marquants depuis ces quarante, cinquante dernières années ?

Etant journaliste depuis bientôt cinquante ans, il y a deux événements majeurs qui m’ont marqué.

Tout d’abord, la chute du mur de Berlin en 1989 qui a provoqué une rupture complète par rapport à la période précédente. On a été dans une transformation complète du monde. L’antagonisme Est (camp soviétique) et Ouest (camp américain) a disparu. Cela a permis de dégeler de nombreux conflits. Une période de détente a succédé à la Guerre Froide, qui a permis de libérer Nelson Mandela d’une certaine manière. Un nouvel espoir est né : refonder les relations internationales.

Ce que nous sommes en train de vivre ces dernières années est au contraire une régression absolue. Tout ce que l’on pouvait imaginer de travail en commun de la communauté internationale est en train de s’écrouler. On est de nouveau dans une période de redéfinition des rapports internationaux. L’établissement de nouveaux rapports de force fait que ce n’est plus aux Nations-Unies que les conflits des relations internationales se résolvent. Cela se passe désormais sur le terrain. On le voit avec l’Ukraine aujourd’hui. On est de nouveau dans une période de grands bouleversements comme ce que l’on avait vécu en 1989. Or à cette époque, cela avait été positif. Aujourd’hui, c’est négatif. Inquiétant et dérangeant quand on regarde sur le temps long.

LTET: Pourriez vous partager une expérience qui a profondément influencé votre perspective en tant que professionnel des médias ou qui a laissé une marque indélébile dans votre carrière ?

Mon premier poste à l’étranger, en 1976, lorsque j’avais vingt-trois ans, fut en Afrique du Sud, à Johannesburg : il m’a profondément marqué. C’était l’époque de l’Apartheid. Ce premier poste a laissé une marque sur tout le reste de ma vie. C’était à la fois une expérience humaine terrible de voir la mise en place et les mécanismes d’un tel système raciste. En même temps, cette expérience m’a obligé à apprendre à me comporter face à un système discriminant et sanglant. Cette étape a été déterminante pour le reste de ma carrière. Par cet événement, j’ai construit une sorte de «sixième sens». À force d’être au cœur d’événements conflictuels et de voir se développer des crises, j’arrive à comprendre les mécanismes de situations en mouvement. J’ai pu affiner ce «sixième sens», tout au long de ma carrière, il y a trente ans au Proche Orient ou lorsque j’étais correspondant en Chine. Cette capacité à me saisir des moments cruciaux et capitaux me permet de décortiquer les tournants réels d’une crise qui sont souvent invisibles à première vue et sur lesquelles on peut avoir des intuitions fortes. Cette capacité est primordiale pour un journaliste notamment parce que certaines situations fluctuent et changent très rapidement. Ce « sixième sens » se développe peut-être avec l’expérience ou la multiplication d’expériences.

LTET: Quels aspects de votre parcours en tant que journaliste spécialisé dans les relations internationales et en géopolitique souhaitez vous que l’on retienne particulièrement ?

Je ne sais pas si on retiendra quelque chose de moi. Je pense qu’il faut avoir de l’humilité dans la vie et penser que l’on n’est pas si important que ça. Tout ce que j’essaye de faire -et c’est ce que je fais aujourd’hui à France-Inter– c’est d’apporter un peu de clarté dans des questions très complexes.

Mon dernier livre sur le Proche-Orient, je l’ai écrit après m’être rendu compte que beaucoup de personnes étaient perdues face à l’attaque du 7 octobre 2023. On manquait de repères. Il y avait trop de passion, trop d’émotion et de la propagande aussi. J’ai ressenti ce besoin de rétablir à la fois une vision politique mais aussi de me plonger dans le temps long de l’histoire. C’est l’historien français, Fernand Braudel qui a inventé le concept du « temps long de l’histoire ». Je trouve que c’est une belle formule qui permet d’expliquer beaucoup de choses. Si on ignore le temps de l’histoire on ne comprend rien à ce qui se passe autour de nous. Mon émission sur France Inter, de trois minutes, permet d’apporter, dans ce sens, un peu de compréhension. Les gens n’ont pas le temps et/ou la capacité d’aller chercher eux même ces clés. Toutes les personnes que j’ai croisées lors de ma tournée pour la promotion de mon livre me remercient pour ça. Pour leur avoir apporté de la compréhension dans des dossiers hyper complexes. C’est ce qui me fait le plus plaisir car c’est exactement pour ça que je fais du journalisme. C’est pour essayer d’absorber moi-même des questions complexes et de les transmettre à un public plus large en les rendant plus compréhensibles.

“À force d’être au cœur d’événements conflictuels et de voir se développer des crises, j’arrive à comprendre les mécanismes de situations en mouvement. J’ai pu affiner ce «sixième sens», tout au long de ma carrière.”

LTET: Vous évoquez l’importance du « temps long de l’histoire », concept élaboré par l’historien Fernand Braudel en 1949. Cependant dans votre dernier livre, Une terre doublement promise Israël-Palestine: un siècle de conflit (Stock), vous montrez aussi l’importance de l’histoire immédiate. Quels sont les liens reliant le temps long de l’histoire et l’histoire immédiate ?

Ces deux concepts sont interdépendants. Si on reste sur l’histoire immédiate, on ne comprend pas tout. Alors que si on reste sur le temps long, évidemment on est décalé. Il est donc nécessaire de faire des allers-retours constants entre l’histoire immédiate et le temps long. Je vais vous donner deux exemples pour illustrer mes propos.

Lors de la chute du mur de Berlin, je suis allé en Hongrie. Le Hongrois c’est une langue très compliquée. Il y avait un seul mot que j’arrivais à comprendre des conversations hongroises. C’était le nom français, « Trianon ». Je ne comprenais pas pourquoi tous les Hongrois parlaient de Trianon. En fait, ils parlaient du traité de Trianon. Ce traité qui a été signé après la première guerre mondiale, a dépossédé l’Empire Austro-hongrois de la majorité de ses possessions et de son territoire. La Hongrie d’aujourd’hui a perdu la moitié de son territoire et une bonne partie de sa population. En conséquence, il y a de fortes minorités hongroises en Roumanie, en Serbie et en Ukraine. Lorsque le Mur est tombé, en 1989, les Hongrois ont repris la conversation qu’ils avaient engagée en 1919 ! Les Hongrois exprimaient leur complainte contre le Traité de Trianon dont ils étaient la victime. Si vous ne comprenez pas que le peuple hongrois se référait à ce qui se passait soixante-dix ans plus tôt, vous ne pouvez pas comprendre ce qui met des pays entiers en mouvement, ce qui provoque des guerres, des révoltes, des changements politiques. Ce traité de Trianon a souvent été oublié.

J’ai vécu cinq ans en Chine. Les week-ends, j’allais de temps en temps me promener au Palais d’été de Pékin. C’est un grand parc, au nord de la capitale. Ce Palais d’été, a été reconstruit sur le site d’un ancien palais d’été, détruit en 1855, par les armées françaises et britanniques. Je pense qu’il n’y a pas 1% des Français qui savent que l’armée française est allée à Pékin en 1855 pour détruire le palais d’été des empereurs chinois. Quand vous allez dans ce palais, vous avez des panneaux un peu partout, où est marqué : « ici se tenait une pagode absolument magnifique qui a été détruite en 1855 par les armées françaises et britanniques ». Cette mémoire est totalement vivante chez certains peuples et nous (les Français) nous sommes passés à autre chose. Or si vous vous replongez dans cette histoire, vous trouverez un texte de Victor Hugo qui a été écrit en 1859 et qui déclare : « À l’autre bout du monde, se tenait l’une des merveilles de l’humanité […] des barbares sont arrivés et l’ont détruite. Les barbares c’étaient nous ! »

Ce sont des épisodes totalement oubliés, effacés. Je suis sûr qu’ils ne sont pas dans vos livres scolaires et pourtant les gens se promènent le dimanche avec le rappel permanent de ces événements. Il est important de le comprendre. Cela ne veut pas dire que c’est la vérité absolue. Cependant, ces événements façonnent la manière dont des personnes à l’autre bout du monde regardent l’histoire. Le monde nous regarde au travers de ces histoires d’une certaine manière.

Suite de l’interview dans la partie 2

 

La Terre en Thiers, 5 mars 2024