Débats, luttes & polémiques
La rue du L.

La rue du L.

A l’occasion du 8 mars, ce texte raconte trois situations liées aux violences sexistes, encore fortement présentes au sein de la société française. Certains passages peuvent, par les sujets traités, heurter la sensibilité du lecteur.  En outre, ces trois histoires n’ont pas la prétention de faire une liste exhaustive des discriminations et violences envers les femmes, liste malheureusement fort longue : misogynie, hypersexualisation via le male gaze, homophobie, discrimination économique, harcèlement sexuel… Simplement donner à voir et faire ressentir!

Suzanne et les vieillards (1610) peinture d’Artemisia Gentileschi

 

La rue formait un L de ses briques rouges foncées, presque violettes. A l’angle de celle-ci, une adolescente, qui ne doit pas dépasser les 13 ans, marche rapidement, ses yeux bleus troublés se retournant fréquemment derrière elle, en direction de la silhouette masculine et patibulaire qui la suit depuis la sortie de son collège. Son poing se serre sur sa clé, elle respire fort, mélange de peur et de fatigue suite à l’effort : les passants sont loin, il faut se hâter pour rentrer. Ses pieds s’efforcent d’accélérer la cadence, ses chevilles s’entrechoquent même, les semelles battent sur le pavé un rythme effréné, un rythme du danger. Il n’a encore rien fait, elle le sait, peut-être habite-t-il même dans la rue, après tout ce n’est sûrement qu’une coïncidence. Mais tout de même, on ne sait jamais, il en existe un tas, de ces histoires, où la fille, pourtant à une trentaine de mètres de sa porte, est engloutie par l’homme sombre qui se colle à son ombre depuis de longues minutes. Elle accélère encore, l’athlète prépare son 100 mètres, et elle se doit de remporter la victoire. Arrivée près du buisson d’agapanthe, son corps s’élance vers l’avant. Enfin, elle atteint la porte du numéro 6, bataille avec sa clé qui refuse de rentrer dans la serrure, mais qui consent finalement. Elle entre, ferme le battant, vérifie que tout est verrouillé, et court retrouver sa mère dans la cuisine. La télévision laisse échapper les informations du soir : plusieurs mois après la mort de Mahsa Amini, les empoisonnements contre des jeunes filles se multiplient dans les écoles iraniennes. Un cri d’enfant retentit.

“On ne naît pas femme, on le devient”, en voilà une formule qui s’imprime difficilement dans les esprits, pense-t-elle. Elle, par un combat qu’elle mène encore, est devenue femme. La traversée de l’adolescence, période mouvementée, propice aux naufrages, aux chutes et aux bleus, ne s’est pas faite à bord d’une barque sur une rivière calme. Lâchée au beau milieu de l’océan tempétueux, sur un radeau de fortune, sans rames, sans ressources, elle a dû faire face aux attaques silencieuses ou pernicieuses. Seule, elle a dû se comprendre d’abord, arrêter de se haïr, et enfin s’assumer. Vers ses 16 ans, son esprit a commencé à s’entendre avec son corps. Pourtant, le mot “pédé” lui était soufflé dans la cour, ses parents n’ont pas compris tout de suite et ont construit un mur de silence lorsque leur enfant a changé de prénom. Elle a vaincu, malgré tout, mais les stigmates demeurent, douloureux. Aujourd’hui, elle entre chez elle, au 7 de la rue, elle a récupéré, après des mois et des masses de paperasses compliquées, ses nouveaux papiers d’identité. En tournant le bouton de la radio, une voix grésillante annonce le suicide d’une collégienne transgenre. Alors que la présentatrice annonce que les personnes trans ont dix fois plus de chances de se suicider que les personnes cisgenres, un cri d’enfant retentit.

Elle se trouve devant ce policier, paralysée. Il n’écoute pas. Il n’entend pas les gouttes d’eau et de sang qui tombent sur sa bouche depuis plusieurs mois. Il refuse de voir les ronds d’un bleu profond dessinés chaque soir par la pointe acérée d’un pinceau qui prolonge les doigts de son conjoint. Après tout, les disputes sont fréquentes dans tous les couples, il faut apprendre à lui parler, le brosser dans le sens du poil. Le tableau qu’elle dessine, soyons sérieux, est tout de même exagéré, les traits sont grossis, déformés, trop coupants et seule la couleur grise domine. L’orage bleu est passager alors rentrez-chez vous, madame, mettez de l’ordre dans vos pensées, rangez vos frasques et vos larmes. Revenez demain, s’il frappe trop fort. Et une excellente journée. Elle est rentrée au 8 de la rue, après avoir récupéré sa fille à l’école. Après tout, peut-être joue-t-elle de ses talents de comédienne, elle a aimé cet homme, qui sait se montrer tendre, et parfois même aimant. Sur les coups de 17h15, il pénètre dans l’entrée. Trapu, l’œil brillant et tremblant, les muscles nerveux, il l’appelle dans un grondement. Tout s’enchaîne : elle qui arrive, un faux sourire sur les lèvres, et le mauvais peintre, le terrible, qui défigure ce qu’il considère comme sa toile, qui tombe au sol, et le pourpre qui tâche les carreaux bleus sur lesquels figure une délicate violette et le cri d’enfant qui retentit face à l’homme immobile et les lumières bleues et rouges qui stoppent devant la porte et ses hommes en costume marine qui rentrent et qui déclenchent le tintement des menottes qui emmèneront au poste la silhouette dissimulée, et l’enfant qui en sortira orphelin et traumatisé et un chiffre qui grossira les statistiques et cet homme qui trouvera du soutien là où cette femme n’en n’a pas eu.

Pour bonne conduite, il en sortira.