Quand l’Etat contrôle le corps des femmes racisées*
Anthropologues, philosophes et sociologues s’accordent souvent sur un point : le corps des femmes est un enjeu de pouvoir et les déposséder de la maitrise de leur corps est le moyen le plus efficace pour asseoir ce pouvoir. La question de la procréation est au centre de ces rapports de domination, entre les femmes et les hommes, mais aussi entre les femmes et les politiques d’Etat. Si dans l’Histoire ancienne et récente, toutes les femmes subissent cette dépossession de leurs corps , les femmes racisées en ont souvent été les premières victimes. Retour sur deux scandales d’Etat d’avortements et stérilisations non consentis, en France et aux Etats-Unis.
France : L’affaire des avortements forcés à La Réunion
Dans les années 60, le département français de La Réunion connait une hausse de la natalité. Pour faire face à cette démographie, le député Michel Debré décide de mettre en place une politique de limitation des naissances. Alors qu’en métropole, l’IVG est illégale, qu’une femme meurt chaque jour à la suite d’un avortement clandestin et que d’autres en sortent mutilées ou stériles, l’Etat français décide d’imposer des avortements et des stérilisations non consentis à des milliers de réunionnaises. Dans le même temps et jusqu’en 1984, 2015 enfants réunionnais sont exilés de force en métropole pour repeupler les régions les moins denses de l’Hexagone. **
En 1971, 36 femmes réunionnaises portent plainte. Le tribunal se déclare incompétent pour juger de la stérilisation forcée mais accepte de poursuivre trois médecins et un infirmier pour « manœuvres abortives ». Un médecin et l’infirmier seront condamnés à de courtes peines de prison, une amende et une interdiction temporaire d’exercice. Les autres médecins sont relaxés. Les victimes ne reçoivent aucune réparation et doivent leurs frais de justice. Plus encore, deux des époux des victimes reçoivent une compensation pour la perte des fœtus portés par leurs épouses car le Tribunal estime qu’ils étaient propriétaires des fœtus portés par leurs femmes.
Dans « Le ventre des femmes », la politologue Françoise Vergès analyse ce scandale d’Etat et met à jour la gestion systématique du ventre des femmes racisées et le processus de racialisation du genre et du républicanisme français. Pour répondre à la question « peut-on parler de racisme d’Etat ? » vis-à-vis de cette affaire, elle déclare que « c’est le même État qui d’un côté, criminalise l’avortement en France métropolitaine jusqu’en 1975, et de l’autre, mène une politique très différente sur l’île de La Réunion. Un peu moins aux Antilles, en Guadeloupe et en Martinique, bien que cela ait eu lieu, mais massivement à l’île de La Réunion puisqu’on parle de milliers de femmes qu’on a fait avorter ou stérilisées par an, sans consentement. Donc oui, pour moi, c’est absolument une expression du racisme d’État»
Etats-Unis : Les africaines-américaines cibles de stérilisations forcées ***
De 1907 à 1960, 60 000 stérilisations forcées furent pratiquées aux Etats-Unis au nom d’un programme d’intérêt public empêchant les personnes « faibles d’esprit » de se reproduire. Par « faible d’esprit », ce programme entendait personnes vivant de l’aide publique et ciblait en priorité les africaines-américaines.
En 1972, en Caroline du Sud, à l’hôpital d’Aiken, 50% des accouchements de femmes touchant une aide publique ont été suivis d’une stérilisation non consentie.
Barry Mehler, professeur d’histoire à la Ferris State University, affirme que ces politiques eugénistes existaient aux Etats-Unis bien avant la seconde guerre mondiale en Europe et que « sans surprise, les victimes se sont toujours révélées être les victimes traditionnelles de discriminations – juifs, Noirs, femmes et pauvres. ». Ainsi selon une étude de l’université du Vermont, la population noire représentait 39 % des personnes stérilisées en Caroline du Nord en 1929, puis 60 % à la fin des années 1960. Une autre étude publiée dans l’American Review of Political Economy précise: « pour les Noirs, les stérilisations eugéniques ont été autorisées et administrées dans le but de réduire leur nombre dans la population future. »
Ces politiques eugénistes ont-elles véritablement pris fin aux Etats-Unis ? Dans son documentaire Belly of the Beast sorti en 2020, la réalisatrice Erika Cohn montre qu’entre 1997 et 2003, 1400 stérilisations ont eu lieu dans les centres de détention californiens. La réponse à cette question n’est donc pas si simple.
Le contrôle des corps des femmes racisées s’inscrit dans une longue histoire d’appropriation des terres, d’esclavage, de colonisation et de ségrégation. Quand les Etats mettent en place des politiques de contrôle de naissance ou de pénalisation de l’IVG, les femmes racisées en sont toujours les premières victimes pour des raisons historiques, économiques et sociales. La grande féministe étatsunienne Gloria Steinem l’affirme, « les systèmes racistes doivent contrôler l’utérus et le corps des femmes pour que les « races » restent séparées. Mettre fin au racisme, c’est libérer les femmes, et vice-versa. »
Merci à Eloine des veilleuses pour l’idée d’article 😊
Sources:
* Sur le terme “racisées”:
Race de Sarah Mazouz paru en 2020 chez Anamosa collection “le mot est faible” 89p. 9€ (disponible au CDI)
** Avortements, stérilisations forcés à La Réunion:
*** Stérilisations forcées des afro-américaines aux Etats-Unis:
