199 ans avant Stonewall, la lutte a déjà commencé
La lutte pour la reconnaissance des droits homosexuels n’a pas commencé avec les émeutes de Stonewall le 26 juin 1969 mais bien avant. Au XVIII siècle, un philosophe et juriste anglais du nom de Jeremy Bentham, connu pour sa pensée de l’utilitarisme, est allé à l’encontre des juristes de son époque qui voyaient dans l’homosexualité un « crime sans nom » condamné par la morale. Retour sur certains aspects méconnus de cette pensée en avance sur son temps!
On pourrait croire que la lutte pour les droits des personnes homosexuelles ou transgenres débute avec les émeutes de Stonewall, le 27 juin 1969, ou, du moins, que cette revendication commence au XX e siècle. Toutefois, cette croyance se heurte au fait que les personnes non cisgenres ou non hétérosexuelles n’ont pas attendu 1900 pour apparaître comme par miracle. Par contre, l’opinion publique avait une image de la question homosexuelle comme un non-dit, un sujet interdit, dont personne n’osait parler.
A cause de la répression plus ou moins importante, les écrits sur l’homosexualité sont peu nombreux. Mais, ils existent tout de même et ont une histoire sous-jacente ou contre-histoire. Car contrairement à ce que prétendent certains discours homophobes, l’homosexualité ainsi que la transidentité ne se réduisent pas à des effets de « mode », à une « tendance » qui séduirait les plus jeunes.
De la fin de l’Antiquité grecque à la moitié du XX e siècle, la teinte grisâtre qui semblait recouvrir les textes lorsqu’il s’agissait de parler – ou même de mentionner – l’homosexualité ne saurait effacer les voix qui ont osé s’élever contre cette chape de plomb. L’évolution des droits homosexuels ne commence pas il y a cent ans – tout comme la lutte des femmes pour leur émancipation ne débutent pas par les suffragettes. A cet égard, la lecture de ces textes constitue un devoir de mémoire, source d’arguments utiles pour répondre aux propos homophobes d’aujourd’hui.
L’histoire de l’évolution des sexualités, comme fait social, politique et juridique, est à connaître, reconnaître et reconstruire, sans cesse.
Un vocabulaire nouveau
Les remarques de Bentham (1748-1832) s’appuient sur le libéralisme philosophique. Ainsi, tout comme les relations économiques, les relations sexuelles devraient être libres puisque, entre personnes consentantes, elles ne provoquent aucun mal – au contraire le but est bien de provoquer du plaisir. En outre, elles ne portent pas atteinte à la morale ou à la société. Le juriste indique qu’il s’agit plutôt d’un « crime contre soi-même » qu’autre chose.
Sur ce dernier point, le juriste anglais Jeremy Bentham apparaît comme un des acteurs de cette lente évolution juridique qui conduira l’Angleterre à la dépénalisation de l’homosexualité en 1957 (contre 1982 en France) . En effet, dès 1770, il prône la dépénalisation de l’homosexualité. Quinze ans plus tard, il publie Délits contre soi-même : la pédérastie. Il s’oppose à un autre juriste anglais, Blackstone, qui considérait l’homosexualité comme un « crime sans nom ». Le juriste décide de parler de l’homosexualité en employant un terme nouveau, non-entaché des significations péjoratives que la philosophie, la politique, le droit, la morale et la religion ont accolé à ce terme. Il préfère ainsi les termes « désir sexuel infécond » ou « appétit vénérien non-prolifique ». Dans l’ouvrage Essai sur la pédérastie – qui est le tout premier écrit érudit en langue anglaise ayant comme sujet principal l’homosexualité – il répond point par point aux arguments communs qui s’opposent à la dépénalisation de ce « crime contre nature ».
Il s’attaque notamment à la qualification de l’homosexualité par diverses périphrases, plus ou moins dégradantes. L’une, très répandue au XVIII e siècle, l’est encore aujourd’hui. Elle qualifie l’homosexualité de «crime contre nature». Bentham considère que si un homme peut être autant attiré par une femme que quelqu’un du même sexe, et qu’en outre cette propension n’est pas marginale, alors l’appellation contre-nature ne convient pas. L’acte hétérosexuel et l’acte homosexuel sont ainsi tous deux naturels. La seule différence repose sur la nécessité de l’acte pour l’espèce humaine, c’est-à-dire en tant qu’il participe à la reproduction humaine. Ainsi, l’hétérosexualité est naturelle et nécessaire, tandis que l’homosexualité est également naturelle mais non-nécessaire.
Les homosexuel.les ne seront pas responsables de la fin de l’humanité
Une autre inquiétude maintient que la reproduction même en serait affectée, parce que l’homosexualité prendrait une place trop importante. Cet argument, – qu’il soit réel ou inventé afin de justifier l’homophobie – est par ailleurs volontiers porté par une grande partie de l’extrême droite aujourd’hui. Bentham indique que ce scénario est irréalisable en s’appuyant sur les écrits de Hume, qui théorise l’idée que la population se renouvelle naturellement grâce à des conditions politiques et économiques favorables. Ainsi, dans le seul cas où la reproduction naturelle serait empêchée, la cause ne serait pas l’homosexualité mais un contexte économique et politique défavorable. En outre, «un centième» de l’activité sexuelle des hommes suffit à la fécondation : rien n’empêche par la suite de pratiquer des actes homosexuels. Enfin, Bentham maintient que la proportion d’hommes hétérosexuels restera supérieure, ou du moins égale, à la proportion d’hommes homosexuels.
Participer à la fin de la honte
Ainsi, Jeremy Bentham répond à des dizaines d’arguments, s’appuyant notamment sur l’histoire pour établir ses propos. Son entreprise de déconstruction des arguments homophobes de l’époque reste tout aussi valable de nos jours. La modernité de ce recueil contribue à l’avancée politique et juridique dès le XIX e siècle. En effet, quatre ans après la mort de Bentham, l’Angleterre cesse de condamner à mort pour homosexualité – bien qu’officiellement la peine léthale reste inscrite dans la loi. Le délit d’homosexualité demeure par la suite – jusqu’à la fin des années 1950 – mais la peine est allégée : en 1861, il est passible de dix ans de prison.
Ainsi Jeremy Bentham constitue une étape importante dans l’histoire de la lutte pour les droits homosexuels. Un point de repère parmi d’autres qui permet de se réconcilier avec le passé.
L’acteur, artiste et cinéaste britannique Derek Jarman écrit dans son autobiographie At your own risk : « Ne pas avoir de passé était terrorisant pour moi ». Il parle ainsi d’un passé historique, lié à son homosexualité. Le fait de savoir, surtout pour des (jeunes) homosexuel·les, qu’un juriste écrivait il y a deux cent ans pour les droits homosexuels rassure et conforte. La honte ressentie par une majeure partie des homosexuel·les – phénomène que décrit notamment Didier Eribon dans la première partie de Réflexions sur la question gay – peut être adoucie par de telles lectures.
Bibliographie:
- Délits contre soi-même : la pédérastie de Jeremy Bentham 1785
- Essai sur la pédérastie de Jeremy Bentham, 1785, Question de Genre/GKC, 2003, 14€
- Défense de la liberté sexuelle, Ecrits sur l’homosexualité, de Jeremy Bentham, Ed. 1001 nuits, 2004, 2,6€
- Réflexions sur la question gay de Didier Eribon chez Champs Flammarion en 2012, 11€ (disponible au CDI)
Quelques liens pour approfondir:
- Les émeutes de Stonewall, aux origines de la Gay Pride sur France Culture
- Jeremy Bentham: le libéralisme contre l’homophobie
- Les homosexuels britanniques et le droit : discours, pratiques et stratégies de la fin du xixe siècle à 19391
- DÉFENSE DE LA LIBERTÉ SEXUELLE