France
“Nous, photographes de presse, avons vécu cet article 24 comme un moyen de pression de l’Etat”

“Nous, photographes de presse, avons vécu cet article 24 comme un moyen de pression de l’Etat”

D’octobre 2020 à avril 2021, l’article 24 de la loi dite “de sécurité globale” a fait l’objet de toutes les critiques et a été au cœur d’une polémique sociétale et politique en France. Les photographes de presse étaient au cœur de l’opposition à cet article controversé. Nous sommes partis à la rencontre de l’un d’entre eux: Patrick Gherdoussi.

LTET: Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis Patrick Gherdoussi. J’ai 46 ans. Je suis photographe de presse depuis presque 25 ans. Je travaille à Marseille, où je fais des correspondances pour différents journaux nationaux, Libération, Le Monde, Les Echos, L’Humanité etc.

LTET: Quels ont été vos ressentis et réactions lorsqu’en novembre 2020, les députés ont adopté la proposition de loi sur la « sécurité globale » et le fameux article 24 qui pénalisait « la diffusion malveillante de l’image des policiers » ?

Une réaction corporatiste. L’article 24 mettait en danger les pratiques de prise de vue des photographes en reportage et faisait référence à la loi de 1881 (1), ce qui pouvait remettre en question la façon dont nous photographions les forces de l’ordre lors des opérations de maintien de l’ordre. Sachant que les photographes de presse ont toujours eu des problèmes sur le terrain, nous avons donc perçu collectivement que cela pouvait encore davantage se compliquer. Qui plus est, l’arsenal juridique français permettait déjà de condamner des personnes diffusant des images avec l’intention de nuire. Cet article apparaissait donc comme le signe d’une société encore plus sécuritaire, dans laquelle les policiers pourraient facilement nous interdire toute prise de vue lors des manifestations, y compris en cas de violences policières. Naturellement, ces violences ne concernent pas tous les policiers. Mais, le manque criant de formation des nouvelles recrues depuis quelques années est un vrai souci, qui explique certainement en partie certaines dérives.

 

© Patrick Gherdoussi.
Manifestation contre l’article 24 à
Marseille en novembre 2020.
LTET: Selon vous, pourquoi l’article 24 a-t-il tant fait polémique dans la société et pas seulement dans le monde journalistique ?

Parce-que les journalistes, manifestants et simples passants ont été témoins, notamment lors des manifestations des gilets jaunes, de comportements assez troubles de la part des forces de l’ordre. Ces comportements ont été filmés par des journalistes mais aussi des citoyens, armés de leurs téléphones. Lorsque je dis « armés », c’est au sens noble du terme ! La diffusion des images a permis d’incriminer les actes de violence à l’encontre de manifestants de certains membres des forces de l’ordre. L’article 24 mettait en danger la liberté de diffusion des images et, plus généralement la liberté de la presse. Une partie de la population s’est mobilisée contre cela.

LTET: Pensez-vous que les manifestations d’opposition à la loi et en particulier à l’article 24 ont permis de porter un autre regard sur les violences policières ?  

Les gens étaient conscients qu’il existait des violences policières bien avant la proposition de loi de Sécurité globale. Je pense que cette loi était faite pour cliver politiquement la population. Concrètement, je dirais que des gens sont satisfaits de voir des manifestants se faire violenter, alors que d’autres sont complètement révoltés. Nous vivons dans un contexte particulier, une société où les policiers doivent affronter de vraies violences absolument condamnables et où inversement, des citoyens subissent des violences de la part des forces de l’ordre. Cette loi est davantage l’expression d’un clivage sociétal et politique que d’une véritable prise de conscience ou pensée politique. Elle a émergé dans la continuité des manifestations des gilets jaunes.

LTET: Revenons à Marseille, est-ce que le cas de la jeune Maria, rouée de coups lors d’une manifestation des gilets jaunes en 2018, ou encore le cas des deux lycéennes frappées par des policiers lors d’une manifestation contre la loi de sécurité globale en octobre dernier, démontrent qu’il y a un problème spécifique de violence policière à Marseille ?

Je pense en effet qu’il y a un vrai souci avec certaines brigades de la police nationale, comme les Brigades anticriminalité dont a été victime la jeune Maria. A 18 ans, elle sortait de son travail et a été passée à tabac pour une raison obscure. Elle en gardera des séquelles à vie. A mon sens, cela traduit une certaine forme d’impunité dans l’esprit de quelques membres des forces de l’ordre à Marseille.

LTET: En mars 2021, le sénat a voté la loi après l’avoir renommée loi pour « un nouveau pacte de sécurité respectueux des libertés ». Le contenu de l’article 24 a été changé, le délit de “diffusion malveillante d’images de la police” a été retiré au profit du « délit de provocation à l’identification » des policiers, que pensez-vous de cette évolution ?

En tant que photographe, je me suis évidemment beaucoup intéressé à l’article 24 car comme je l’ai déjà dit, nous devenions potentiellement condamnables après la diffusion d’images de policiers dans la presse. Nous, les photojournalistes, avons vécu cet article comme un moyen de pression de l’Etat pour nous inciter à ne plus prendre des images de policiers, et surtout des violences policières. Je suis donc satisfait de cette évolution.

LTET: Dans une interview à France info, l’avocat Arié Alimi affirme pourtant que le nouvel article 24 est plus dangereux que le précédent car la notion de provocation à l’identification est très large et floue et peut être sanctionnée de 5 ans d’emprisonnement, quelle est votre position sur le sujet ? 

Difficile de vous répondre, car je ne suis pas juriste. Lorsque j’en ai discuté avec des avocats ou des syndicats de journalistes, j’ai plutôt eu l’impression que la « nouvelle » loi avait en partie vidé de son sens la loi dite de « Sécurité globale », ce qui est selon moi positif. Ce dont je suis absolument convaincu, c’est qu’il faudrait un vrai temps d’échanges formels entre les Ecoles de police et les syndicats de journalistes, pour que les journalistes puissent expliquer la manière dont ils travaillent sur leur terrain et qu’une véritable communication s’installe. La plupart du temps, policiers comme journalistes font bien leur travail. Mais, tout a été exacerbé et les relations se sont tendues ces dernières années.

Interview réalisée par Flora

(1) Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui définit les libertés et responsabilités de la presse française imposant un cadre légal à toute publication, ainsi qu’à l’affichage public, au colportage et à la vente sur la voie publique