Voyage à l’intérieur du Parlement Européen (3)
Pour mieux comprendre à quoi sert le Parlement Européen, cette institution siégeant à Strasbourg et Bruxelles, le plus souvent méconnue ou vite jugée comme trop éloignée de nos intérêts, LTET vous propose un petit voyage guidé par ceux qui le font vivre de l’intérieur et qui ont bien voulu nous raconter leur travail.
Deuxième entretien avec Gilles Bertrand Hérail, directeur de cabinet de Manon Aubry, eurodéputée de la France Insoumise au Parlement européen et co-présidente du groupe de la Gauche au Parlement Européen.
Propos recueillis par Flora
LTET : Tout d’abord, quelles sont vos fonctions au sein du Parlement Européen ?
GBH: Mon travail consiste à accompagner l’eurodéputée dans la gestion de son mandat par la coordination de l’équipe d’assistants parlementaires et le conseil politique sur ses positionnements. Nous avons la volonté d’être à la fois très présent au niveau du travail parlementaire à Bruxelles et Strasbourg mais aussi de garder une action en soutien aux mobilisations sociales à l’échelle française et européenne.
LTET : Nous sommes dans un journal lycéen, le Parlement européen semble très loin de nos préoccupations. Pouvez-vous nous expliquer son rôle
GBH: Au-delà du Parlement, l’Union Européenne (UE) est un lieu de pouvoir avec de nombreuses compétences souvent mal connues. Pour les élections de 2019, nous avions beaucoup insisté sur les problématiques du quotidien qui se traitent en fait à l’échelle européenne. Par exemple, avec la Politique Agricole Commune, les systèmes agricoles en Europe sont soumis à un cadre commun. Tout ce que vous mangez, qui est produit par les agriculteurs français, est lié à ce cadre de politique européenne. Ou bien, avec le droit de la concurrence, est en jeu la privatisation des systèmes énergétiques ou encore la mise en concurrence des réseaux de transports. Un dernier exemple même s’ils sont beaucoup plus nombreux, la question des accords de libre-échange, négociés et signés au niveau européen a un impact très concret, puisqu’on fait venir de l’autre bout de la Planète des marchandises d’autres pays, qui concurrencent les productions françaises.
Pour revenir au Parlement Européen, c’est une instance qui a certains pouvoirs. Mais, ils sont limités par d’autres instances européennes. Le Parlement est colégislateur avec le Conseil Européen. Mais le Parlement n’a pas de pouvoir d’initiative. Il ne peut pas créer une proposition de loi et la soumettre ensuite au Conseil. C’est la Commission européenne qui a cette initiative. Or, ce n’est pas une instance élue, puisque ce sont les gouvernements nationaux qui désignent les commissaires. C’est un problème démocratique car les élus ne maîtrisent pas l’agenda législatif européen, contrairement au cadre démocratique classique, qui donne normalement ce rôle au parlement, pour contrebalancer la volonté de l’exécutif.
LTET : Vous semblez très critique envers le fonctionnement de l’Union européenne et plus particulièrement du Parlement européen, comment travailler dans une institution qui vous semble autant critiquable ?
GBH: Il n’y a rien de contradictoire. Notre groupe, la Gauche Unitaire Européenne, et la députée pour laquelle je travaille assument un discours critique sur le fonctionnement des institutions européennes actuelles et au-delà sur le contenu des politiques européennes. En revanche, dans le cadre des institutions, une fois qu’on est élu député européen, on a un pouvoir de vote et on peut influencer la position du Parlement, ce que nous avons fait sur de nombreux sujets. Deux exemples démontrent qu’on peut porter une voix différente, provoquer le débat et parfois obtenir des victoires.
Le premier exemple c’est la question de la levée des brevets sur les vaccins. Puisque les vaccins contre le COVID ont été financés massivement par de l’argent public, les recettes de fabrication devraient elles aussi tomber dans le domaine public. La transparence devrait également être totale sur les contrats passés entre les laboratoires et la Commission car le vaccin n’est pas un produit comme un autre. Il peut sauver des millions de gens partout dans le monde. Selon nous, l’UE aurait dû défendre la levée des brevets portée par l’Inde et l’Afrique du Sud à l’OMC. On a porté ce combat pendant un an et demi et obtenu un soutien (à trois reprises) du Parlement à une très courte majorité.
L’autre exemple concerne la question de la responsabilité des multinationales, dans leurs actions par le biais de filiales ou fournisseurs, et leur impact désastreux sur l’environnement ou les droits humains …
LTET : D’ailleurs il y a eu la COP 26 récemment. Avez-vous eu l’impression de pouvoir faire bouger les choses au sein de l’UE ?
GBH: Ma députée travaille activement sur le devoir de vigilance des multinationales. Manon Aubry a porté au sein de la Commission des affaires juridiques une proposition de directive, de texte législatif visant à créer un cadre où les multinationales ne pourraient pas dire « on ne savait pas que nos fournisseurs polluent les cours d’eau, ont recours à du travail forcé, et. ». Les multinationales doivent s’assurer que leurs fournisseurs respectent l’environnement et les droits humains. Si elles ne le font pas, il faut pouvoir les attaquer en justice. Cette bataille est en cours. Nous avons obtenu une position du Parlement plutôt ambitieuse mais nous devons attendre la proposition de texte de la Commission et les négociations qui suivront. Le temps politique européen est long. Rien ne se fait en 6 mois ! Malgré tout, avec un travail parlementaire sérieux, on peut obtenir des avancées en matière économique et sociale, en phase avec les combats politiques que nous portons, comme cet enjeu du devoir de vigilance des multinationales.
Sur la COP26, ma députée y a participé et a été choquée par la présence des lobbies sponsors de la COP dans toutes les zones de discussions et de présentations. C’était incroyable ! Sur le bilan politique globale, on a eu de belles déclarations d’intentions mais quasiment jamais un passage au niveau du droit international contraignant.
LTET : Vous évoquez les lobbies. Mais, ils ont aussi une place prépondérante au Parlement européen. Pourquoi selon-vous ?
GBH: Comme à l’Assemblée nationale en France d’ailleurs mais au Parlement européen, c’est quasi institutionnalisé ! L’ONG qui s’appelle CEO (Corporate Europe Observatory) liste l’intégralité des problèmes de lobbying au sein du Parlement. Manon Aubry a fait elle aussi un recensement depuis un an. Plus de cent « liaisons dangereuses », comme nous les avons baptisées, ont ainsi été épinglées. Ces pratiques sont omniprésentes, sous des formes très variées car il existe différentes manières de développer l’emprise des intérêts privés sur la décision publique. Nous dénonçons l’ensemble des pratiques et prônons la création d’une autorité indépendante au sein des institutions européennes, qui aurait en charge d’enquêter et de réguler l’intégralité de ces liaisons dangereuses : réunions d’influence, cadeaux, pantouflage (passages du secteur public au privé), conflits d’intérêts, etc.
LTET : Manon Aubry est présente sur les réseaux sociaux, publie des vidéos pour commenter l’actualité française et européenne. Pourquoi?
GBH: L’enjeu est double. Quand on est élu, il faut rendre des comptes auprès des citoyens sur ce que l’on fait. Les gens se sont déplacés aux élections. Un député, ce n’est pas « une fois élu, on en reparle dans cinq ans ». Le deuxième enjeu est pédagogique : expliquer ce qui se passe au niveau européen. L’attention médiatique est très faible s’agissant des questions européennes. Nous passons donc par les réseaux sociaux pour faire de la pédagogie et montrer que des voix différentes s’expriment et débattent sur des sujets importants au niveau européen.
LTET : Et aussi toucher les jeunes comme nous ?
GBH: Cela dépend des réseaux et cela fait aussi partie du boulot du politique de s’adapter à son temps. Il peut toucher un public large avec des pratiques différentes selon les réseaux. Facebook et Twitter sont plus anciens, assez peu tournés vers les plus jeunes. Nous nous interrogeons donc maintenant sur une présence sur Tiktok, ce que font de plus en plus d’hommes politiques.
LTET : Comme Jean-Luc Mélenchon
GBH: Oui, il le fait depuis quelques mois, et Manon Aubry compte s’y lancer aussi. Le but n’est pas de se reposer sur ses lauriers en se disant « je suis bien en place sur les réseaux historiques » mais de s’interroger sur notre manière de communiquer, non pas entre nous mais pour toucher et convaincre un large public. Clairement sur Tiktok, c’est un public beaucoup plus jeune. Pendant les campagnes majeures comme celles des présidentielles, il y a une part du public qui se met à s’intéresser et s’impliquer dans la chose politique alors qu’il est plus distant en temps normal. C’est un moment de formation politique très importante, une occasion d’échanger directement avec les gens grâce aux réseaux sociaux. L’important, c’est de communiquer auprès du plus grand nombre et de pouvoir avoir un retour. Nous ne voulons pas seulement expliquer « la bonne parole », mais engager, mobiliser, créer le débat !