Débats, luttes & polémiques
Retour sur l’enquête du Monde consacrée aux « fractures françaises »

Retour sur l’enquête du Monde consacrée aux « fractures françaises »

Si Le Monde, journal dit de référence, est capable de titrer « Une France qui reste mécontente mais se décrispe » (05/10/2022), la presse étudiante doit marquer son opposition à cette politique journalistique, et faire des pages de ce journal bourgeois un combustible dans la révolte.

Le titre de ce numéro pose déjà isolément de grands problèmes en termes de contenu et de portée scientifiques. Parler d’une France qui « se décrispe », c’est supposer l’existence d’une France crispée, soit reprendre de façon décomplexée une conception primaire – par ailleurs affranchie de toutes les idées reçues possibles et inimaginables – qui sature l’imaginaire collectif. Il est probable cependant que l’étude s’appuie sur les rapports précédents pour tracer une évolution, à partir d’une France contestataire, insatisfaite et minée par de grandes fractures. Si c’est le cas, il serait bon de le rappeler. Par ailleurs, la division comme l’insatisfaction et la contestation ne sont pas une crispation. S’il n’est pas possible de nier l’existence de clivages et de tensions qui minent le pays, il faut largement mentionner : d’une part, ce que le mot « crispation » (qui sous-tend l’idée d’une France ridée, repliée sur elle-même, coincée, étriquée) possède de péjoration bourgeoise ; d’autre part, que l’expression toute entière témoigne d’un parti pris téléologique (la France serait vouée à évoluer vers et atteindre enfin un jour le consensus et l’harmonie sociale – par la voie de la décrispation). Les quelques paragraphes soutenant la une et résumant le rapport l’illustrent :

« Le mécontentement et la contestation demeurent dominants, mais la confiance dans le système politique s’améliore largement » ; « La demande d’autorité recule, l’idée que la démocratie est « irremplaçable » gagne du terrain, et le sentiment pro-européen progresse » (Le Monde, 05/10/2022).

La confiance croissante dans les institutions politiques semble être l’unique horizon, les seules perspectives de bonheur et d’apaisement des tensions qui minent le pays. Insatisfaction, mécontentements et contestation seraient voués à s’éteindre progressivement. Procéder ainsi pour un journal, c’est omettre complètement d’interroger les raisons d’être de cette contestation et fermer les yeux sur le mal-être qui cimente les relations entre une partie de la population française et ses représentants. C’est comme se réjouir d’une baisse de l’abstention. Alors même qu’on se situe au cœur d’un enjeu central, brûlant, à savoir la confiance accordée aux institutions politiques par la population, Le Monde ne met pas une fois en question les valeurs que porte l’ordre politique (et même économique et culturel) établi. Il se contente de regarder de près l’évolution quantitative des contestations, toutes rangées sous ce nom passe-partout – malgré la diversité et la complexité de leurs revendications – pour en tuer la portée politique. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici que la démocratie n’est pas fondée sur le consensus (et encore moins le consensus autour des valeurs bourgeoises), mais bel et bien sur le dissensus. En ce sens, insatisfactions, contestations et clivages ne sont pas des freins à l’essor de la démocratie, tandis que le consensus – qui est en réalité une acceptation, un consentement à l’ordre établi – n’est pas la phase ultime de l’exercice du pouvoir démocratique.

Une méthode d’investigation confuse

Les prétendues irremplaçabilité du régime démocratique et progression du sentiment européen auxquelles en arrive Le Monde ne sont ainsi que les symptômes de la méthode d’investigation adoptée. Affirmer que le sentiment européen progresse, c’est d’abord prendre le risque de confondre Europe et Union Européenne à travers une formule qui reste très vague. Il est clair que la guerre en Ukraine a pu renforcer certains liens (notamment diplomatiques et économiques) entre les Etats européens. Pour autant, cette plus grande union de l’Europe en tant que continent ne se traduit pas nécessairement par une plus grande confiance accordée à l’Union Européenne, c’est-à-dire à l’Europe en tant qu’institution économique. Par ailleurs, si une adhésion renouvelée des ressortissants européens à l’Union est envisageable, elle semble largement être le fait de la peur de la guerre. C’est ce que montre l’article de Martial Foucault au sein du dossier qui analyse les résultats de l’enquête : la « progression du sentiment européen » ne semble être en réalité qu’une méfiance décroissante à l’égard de l’Union due à une anxiété très vive à propos des « attaques [russes] contre le système politique occidental » (Le Monde, 05/10/2022). Par peur, les habitants des Etats européens s’en remettraient davantage à l’Union. Une réaction sensible, sous le coup de l’émotion, n’est pas une décision libre et éclairée, qui émane de la réflexion. Il est donc difficile de croire en la durabilité et en l’honnêteté de la progression du sentiment européen chez les habitants du continent tant elle apparaît être seulement la conséquence de la peur qu’inspire la guerre en Ukraine. Les données brutes de l’étude, sans en faire une référence méthodologique, montrent par exemple que 71% des sondés sont, ou favorables, « mais pas tel qu’il est en place », au projet de l’Union, ou y sont radicalement défavorables.

En somme, parler d’une recrudescence du sentiment européen à l’heure de la guerre en Ukraine, une formule ambiguë, c’est procéder par raccourcis très efficaces et prendre le risque d’omettre de nombreuses exigences scientifiques et journalistiques. Suggérer une plus grande adhésion à l’Union – fruit d’une réflexion libre – alors qu’il n’apparaît y avoir qu’une peur de la guerre – ultime réaction sensible –, c’est prendre le risque d’en devenir un agent de propagande. C’est risquer de donner de l’émotion une interprétation biaisée dans le domaine de l’intelligible : une position problématique pour un journal, d’autant plus en temps de guerre, sujet à toutes les propagandes. Ce soupçon à l’égard du Monde ne surgit pas de nulle part : le journal, en tant qu’organe de presse national, apparaît avoir largement participé à la mobilisation médiatique totale, proche de la propagande, qui a suivi le début de la guerre en février dernier.

Fixer l’irremplaçabilité de la démocratie, c’est tomber dans un autre écueil. L’article d’Abel Mestre du dossier du Monde affirme que, si une demande d’autorité existe bel et bien (« 79% des Français voudraient un ‘vrai chef pour remettre de l’ordre’ »), elle semble reculer, à la faveur d’une croissance de la volonté de vivre en démocratie (« L’idée que la démocratie est irremplaçable et est ‘le meilleur système possible’ est, elle, en augmentation »). Seulement, cette affirmation pose un problème théorique, non tant dans son contenu que dans sa formulation, où le parti pris téléologique ressurgit. Cette affirmation se fonde sur le fait que la « démocratie » (c’est-à-dire le système politique dans lequel le peuple est souverain, pour prendre une définition sommaire) est l’idée consensuelle par excellence : elle devrait faire l’objet de l’unanimisme le plus entier et son achèvement devrait être compris comme l’horizon politique commun. Mais, Le Monde nous alerte, des trouble-fêtes – intérieurs et extérieurs – viennent gâcher un banquet qui a déjà commencé : le souhait d’une autorité forte (du moins la convocation d’une figure providentielle) et la remise en cause des démocraties occidentales apparaissent comme des hérésies, ultimes soubresauts liés à des conceptions païennes et archaïques de la politique, derniers obstacles avant l’installation définitive et irréversible de la démocratie en tant qu’idée (« Certes, les niveaux sont souvent mauvais, mais au regard des réponses de 2015 et 2016 – soit l’apogée de la défiance et du rejet du système politique traditionnel –, les choses vont un peu mieux »). La défense de la « démocratie » se métamorphose alors : elle n’est plus la mise en place effective de la souveraineté du peuple, mais la protection de l’existant, à savoir la démocratie libérale et représentative telle qu’elle existe aujourd’hui, conforme aux principes de la Ve République. Défendre la démocratie, c’est désormais affirmer son adhésion au régime politique actuel contre les menaces internes (le souhait d’une autorité forte) et externes (la remise en cause des démocraties occidentales) dont il est l’objet, le concevoir comme horizon indépassable, et – par la même occasion – tuer dans l’œuf toute remise en cause des principes structurels du gouvernement représentatif et du régime actuel. Le Monde ne questionne aucunement les raisons d’être de ce souhait d’autorité, comme si les comprendre reviendrait à leur donner du crédit, de telles introspection et autocritique emportant une dimension éminemment politique. Cette conclusion quant à l’irremplaçabilité de la démocratie, si elle est sûrement vérifiable dans les réponses des sondés, pose un réel problème au niveau de la question posée, donc au niveau de la méthodologie adoptée par l’enquête, au sens où elle consacre l’ordre politique établi au rang de la démocratie, celle qu’il s’agit en tout cas de défendre contre les contestations dont elle fait l’objet.

La méthode du Monde évite tout débat de fond sur le politique

Cette projection téléologique – presque narrative – suppose ainsi que l’ordre politique actuel constitue le préalable à la réalisation effective de l’idée démocratique. De tels axes de recherche rendent possible l’évitement d’une réflexion autour de l’histoire du concept de « démocratie » et des conditions plurielles de réalisation de son achèvement, car celle-ci demeure largement inachevée, à construire. Ils permettent d’éviter tout questionnement (et même toute problématisation) autour de la légitimité des institutions et des principes de la Ve République. Alors qu’elle se donne pour objectif de traiter des « fractures françaises », la méthode du Monde évite tout débat de fond sur le politique (c’est-à-dire le « processus par lequel un groupement humain prend progressivement le visage d’une vraie communauté », pour reprendre partiellement la définition qu’en donne Pierre Rosanvallon), contraint les mouvements centrifuges et contestataires à prendre part à la politique, c’est-à-dire à la pratique et au jeu institutionnels, et consacre ainsi définitivement la pérennité historique de la Ve République, seul horizon légitimement envisageable dans la réalisation concrète de l’exigence démocratique.

Eviter tout débat de fond sur le politique, c’est d’abord retranscrire les perceptions des sondés sans aucune analyse ni même aucune distance par rapport à celui-ci. Le Monde (05/10/2022) écrit :

« Êtes-vous d’accord ou pas d’accord avec chacune des opinions suivantes ? 89% [oui] : ‘Nous vivons dans un monde dangereux’ ; 64% [oui] : ‘Dans les mois à venir, une guerre mondiale peut parfaitement arriver’ ; 52% [oui] : ‘Il y a des valeurs qui méritent que l’on meure pour elles’ ».

Ces affirmations sont posées de façon brute, sans analyse quelconque, en haut du dossier de deux pages – censé tenir un bilan réflexif sur les éléments de l’étude. Quelles conclusions sommes-nous censés tirer de ces pourcentages ? Qu’ils illustrent un climat de violence propice à la dureté des conflits et des fractures au sein du pays ? Pourtant, sur l’autre page, est écrit aussi : « ‘Trouvez-vous normal que certaines personnes usent de la violence pour défendre leurs intérêts ?’ : 74% [pas normal], 26% [normal] » (Le Monde, 05/10/2022). Sans explication ni analyse, il s’agit pour le lecteur de faire ses armes seul pour essayer de comprendre la cohérence des questions posées et des réponses qui leur sont apportées – puisque les interprétations d’un résultat peuvent être contredites par celles d’une autre. S’il n’y a aucune reformulation même sommaire des données de l’enquête, peut-être est-ce d’emblée le produit de la méthodologie adoptée : d’une part, « vivre dans un monde dangereux », « [user] de la violence pour défendre ses intérêts » et « valeurs qui méritent que l’on meure pour elles » sont des formules très floues dans lesquelles d’innombrables phénomènes peuvent être rangés sans qu’ils soient pour autant expliqués ; d’autre part, poser à 12 044 Français la question de leurs perceptions quant à l’avènement probable d’une guerre mondiale provoque déjà la réponse. D’une certaine manière, la question est posée en connaissant la conclusion qui en sera tirée, celle-ci n’apparaissant même pas : les statistiques, par la force du présupposé, fondent une certaine vérité. Il est bien sûr fondamental de questionner les perceptions des Français, et de ne surtout pas s’en tenir – autre écueil – à une parole d’experts capables collectivement de délivrer une prétendue vérité sur tout. Pour autant, il semble intenable de donner un caractère de vérité (du moins un caractère intelligible) à un ensemble statistique de perceptions – qui sont souvent le fait d’une émotion passagère (« Ces attaques [russes] contre le système politique occidental installent un climat anxiogène chez près de neuf Français sur dix ») – au sens où il n’y a aucune analyse profonde et structurelle de ces perceptions. De façon analogue, il semble intenable de légitimer, par le simple fait de poser la question, la mise en doute grossière (puisqu’il n’existe aucune terrain d’argumentation) de la scientificité de la thèse du changement climatique. Ce n’est pas au Monde qu’il devrait être rappelé que les « vérités scientifiques », comme l’affirme Etienne Klein, « ne sont pas l’objet d’un vote ». C’est ce que sous-tend pourtant le journal :

« Et concernant le changement climatique, diriez-vous (base : Ceux qui estiment que le changement climatique est une réalité) : ‘Qu’il est principalement dû à l’activité humaine’ (61%) ; ‘Qu’il est principalement dû à un phénomène naturel, comme la Terre en a toujours connu dans son histoire’ (16%) ; ‘Que nous ne vivons pas de changement climatique’ (8%) ; ‘Vous ne savez pas’ (7%) » (Le Monde, 05/10/2022).

Cette question sur la réalité et les causes du réchauffement climatique permet certes de mettre en avant une fracture dans l’opinion, au niveau de la méfiance à l’égard des institutions scientifiques. Mais il s’agit ici d’un simple faisceau d’analyses puisqu’il n’y a aucune grille de lecture donnée par le journal lui-même pour guider l’interprétation. Les journalistes ne cherchent ici en aucun cas à comprendre comment une telle méfiance parvient à exister (voire à grandir) au sein de la population française. De fait, sans grille d’analyse tangible, les statistiques parlent d’elles-mêmes, et ne servent qu’à faire rire les bourgeois.

Hors de toute volonté de comprendre, les « fractures françaises » n’en sont que renforcées

Il est problématique pour toute enquête sociologique en général, et pour tout article de journal qui prétend l’être en particulier, d’afficher sans aucune analyse ni aucune nuance les résultats de questions posées, d’autant plus quand la scientificité de la méthodologie de l’enquête peut être mise en doute. Il aurait pu s’agir d’un simple écueil sans conséquence, tant les questions posées sont relativement apolitiques de par la souplesse des notions abordées (« dangereux », « valeurs », « intérêts », « changement climatique »), vidées aujourd’hui de tout contenu partisan. Mais cette retranscription directe, ou quasiment directe, des perceptions (qui répondent à des questions relativement floues) ne s’arrête pas à l’apolitique : elle pose un grand problème en tant qu’elle se produit aussi dans le champ de questions comme l’immigration, l’islam et le chômage. Le Monde écrit en effet : « Êtes-vous d’accord ou pas avec cette affirmation ? ‘Les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment’ », suivie d’une réponse des sondés en fonction de leur affiliation partisane, et dotée en tout et pour tout d’une analyse qui se contente de reformuler ces chiffres – avec, par exemple, « [Le] sentiment que les chômeurs ‘pourraient trouver du travail s’ils le voulaient’ progresse […], y compris à gauche ». Sur l’immigration, la méthodologie semble plus illisible encore, au sens où les types de réponses possibles semblent déjà induire un parti pris. L’article d’Abel Mestre indique que :

« Le sentiment que l’on ‘ne se sent plus chez soi comme avant’ reste majoritaire (62%) et seules quatre personnes sur dix pensent que l’islam est compatible avec les valeurs de la société française, un chiffre qui varie très peu depuis 2016 » ; « Une majorité trouve qu’il y a trop d’étrangers en France (66%, +2 points en un an), mais que réduire le nombre d’immigrés n’aurait pas de conséquence sur le chômage (59%, + 2 points) et que les immigrés font des efforts pour s’intégrer en France (45%, + 2 points) » (Le Monde, 05/10/2022).

Les chiffres semblent être ici secondaires, pour ajouter toujours plus de confusion à ce mélange brouillardeux des perceptions. Il serait possible de lire un parti pris franchement politique dans le type de questions posées, puisqu’on demande de quelles affirmations (ou leurs négations) le sondé est le plus proche (« On ne se sent plus chez soi comme avant » ; « Il y a trop d’étrangers en France » ; « De façon générale, les immigrés ne font pas d’effort pour s’intégrer en France »). Mais, dans l’étude elle-même, ces résultats sont rangées dans la catégorie des « attitudes et opinions racistes et xénophobes ». Quelle belle hypocrisie que, d’une part feindre le parti-pris politique pour poser des questions très dures, de façon décomplexée, et d’autre part ranger les réponses des sondés à ces mêmes questions sous des entités dégradantes, comme « racistes » et « xénophobes ». Quoi qu’il arrive, cette méthode d’enquête est problématique, au sens où elle se contente de chiffrer, ranger et reformuler, sans qu’intervienne à un seul moment un quelconque degré d’analyse. Cette posture permet d’éviter tout débat de fond sur les raisons d’être de ce mal-être, sur les phénomènes qui fragilisent la vie en communauté ; et cet évitement existe tout autant pour l’immigration, l’islam et le chômage que pour les questions relatives au climat, à la guerre et à la violence. En prétendant traiter des « fractures françaises » à travers le prisme de l’ensemble statistique des perceptions des acteurs, et via une méthodologie souvent biaisée, Le Monde ne contribue qu’à renforcer, et les fractures françaises, et l’ordre établi qui les fait se perpétuer. Toute la réflexion du journal est centrée sur la politique – les discours et les actions des hommes et des femmes –, qu’elle contribue à renforcer, au détriment du politique – le cadre d’ensemble de ces discours et actions.

Les mouvements centrifuges et contestataires, qui se veulent hors de la politique (et qui sont les plus fréquents à avoir une réflexion dans le champ du politique), sont ainsi sans cesse ramenés à la pratique institutionnelle, notamment parlementaire. Le titre de l’article de Brice Teinturier l’illustre : « L’opposition de LFI [La France insoumise] jugée trop radicale ». Y est écrit :

« A trop vouloir s’opposer, LFI se décrédibilise aux yeux des Français et ne répond pas à ce qu’ils attendent d’une bonne opposition. En effet, invités à choisir, 71% déclarent que ‘même si son projet est différent de celui du gouvernement, une bonne opposition doit être capable de voter avec le gouvernement si les lois que ce dernier propose se rapprochent au moins en partie de ce qu’elle veut’, contre 29% seulement qui estiment que, se faisant, ‘elle se trompe et fait le jeu du gouvernement’ […] Le choix de LFI est donc l’inverse de celui d’une très large majorité de Français et divise son propre électorat » (Le Monde, 05/10/2022).

Encore une fois, si la véracité du contenu ne peut être mise en doute, c’est la forme qui pose problème

Il est délicat de considérer de façon juste ce que les Français souhaitent comme opposition par l’outil d’un choix binaire : ou « être capable de voter avec le Gouvernement si les lois que ce dernier propose se rapprochent au moins en partie de ce qu’elle veut » même si son projet en est différent, ou ne pas « [voter] avec le Gouvernement pour des lois qui certes, se rapprochent en partie » de son projet « mais ne changent pas suffisamment les choses », puisque c’est se tromper et faire le jeu du gouvernement. Il n’y a pas de position alternative pour l’opposition : elle est cantonnée à ce choix, du moins les sondés le sont pour décrire ce qu’est pour eux une « bonne opposition ». Quoi qu’il arrive, pour les journalistes du Monde, une opposition se situe toujours dans le champ de la politique. Et il devient très difficile de soutenir et de nuancer leur position quand celle-ci se fait normative, sous la plume d’Abel Mestre :

« [Les oppositions] devraient d’ailleurs, selon 71% des répondants, voter avec le gouvernement si les lois proposées se rapprochent de ce qu’elles défendent. En clair : une opposition, oui, mais constructive » (Le Monde, 05/10/2022).

Encore une fois, même musique, l’enquête prend un ensemble statistique de perceptions (qui souvent en politique sont instables, circonstancielles) et en tire ce qu’on pourrait appeler une conclusion sans analyse, qui demeure une reformulation apparemment intelligible, et qui va même ici jusqu’à donner une injonction aux différents partis politiques. Seulement, les statistiques, non seulement parlent d’elles-mêmes (comme tel a été le cas jusqu’à présent), mais, désormais, donnent aussi un ordre, somment les acteurs du champ de la politique de proposer une opposition constructive (« devraient »). Si, en apparence, cette injonction a pour souci de satisfaire les vœux des Français, ces statistiques n’étant qu’une construction du choix binaire mis en scène par l’enquête, la portée normative est bien le fait de la question posée, avant même qu’une quelconque réponse lui soit apportée. Au sein de la Ve République, l’opposition a toujours – à quatre exceptions près et à part lors de débats clivant la majorité – été réduite à un rôle essentiellement symbolique, de quasi-figurant. Puisque l’enquête ne se produit pas dans le champ du politique, mais bien au sein du jeu institutionnel, la question est strictement délimitée par les bornes de l’envisageable (du déjà-vu), c’est-à-dire par la pratique institutionnelle au sein du régime actuel. Ainsi, ce ne sont pas les Français, mais bien Le Monde, en chœur avec Ipsos-Sopra-Steria, la Fondation Jean Jaurès, et Sciences Po-Cevipof (les instructeurs de l’enquête), qui disent, de par l’orientation de leurs questions, « une opposition, oui, mais constructive ». Cette affirmation renvoie à deux autres qui apparaissent dans le dossier :

« Les personnes interrogées veulent aussi de la stabilité politique et demandent une forme de consensus ; Les 12 000 personnes sondées semblent plutôt se satisfaire de la situation de majorité relative et plébiscitent le consensus et l’opposition constructive » (Le Monde, 05/10/2022).

Se dessine une volonté de déradicaliser les mouvements qui portent un projet de contestation de l’ordre établi, et de les intégrer au jeu institutionnel en les enjoignant à s’inscrire dans le champ parlementaire sous la forme d’une opposition dite « constructive », une opposition contestataire ne l’étant pas, bien entendu. Ces oppositions « [devraient] » considérer la politique menée par la majorité et parfois affirmer leur approbation, puisque, selon la perspective téléologique qui continue d’être adoptée, la France est vouée à aller vers toujours plus de consensus et d’harmonie sociale. Le Monde ne perçoit sans doute pas la violence qui émane de cette enquête, qui jamais n’analyse ce qui fait les fondements de nos fractures, mais se contente toujours de les chiffrer et d’en tirer des injonctions au consensus. Fermer les yeux sur les racines profondes des divisions – alors même qu’on prétend les étudier – éviter tout débat de fond sur le politique, et enjoindre au consensus les oppositions (ici La France Insoumise, mais quelles qu’elles soient) qui ne s’inscrivent pas dans le jeu institutionnel, c’est une certaine forme de violence qui provient directement de la classe dominante. Si les expressions « chiens de garde » ou de « nouveaux chiens de garde » sont séduisantes pour qualifier une telle politique journalistique – qui préserve largement l’ordre établi et les intérêts bourgeois – c’est Dominique Pinsolle, pourtant à propos de la presse du début du XXe siècle, qui décrit le plus finement ce phénomène :

« [Dans] un style donnant l’illusion de la neutralité, les grands quotidiens d’information distillent un discours lénifiant empreint d’un républicanisme consensuel qui disqualifie toute protestation jugée un peu trop radicale » [Pinsolle, 2022].

Cette enquête du Monde, sous des dehors apparemment très ouverts à la contestation, puisqu’il s’agit de traiter sans préjugé des « fractures françaises », permet en réalité de consacrer définitivement la pérennité historique de la Ve République. L’illusion de la neutralité est forte, au sens où il aura fallu plus de 4 000 mots pour tenter de mettre en lumière le parti pris politique qui sous-tend l’enquête et les articles qui prétendent l’analyser. Sans doute sera-t-il maintenant permis de sourire, au regard de tout ce qui a été dit ici, à la lecture du manifeste de l’enquête :

« Nommée ‘Fractures françaises’, cette étude est née de l’intuition qu’au tournant des années 2010-2011, quelque chose craquait dans notre pays : une polarisation croissante des opinions, une mise en tension toujours plus grande de la société, un rejet de l’autre de plus en plus manifeste, une critique de la démocratie de plus en plus forte et inquiétante. Très vite, ‘Fractures françaises’ s’est imposé comme un outil de référence en matière d’analyse de la société française dans son ensemble. Pour la dixième édition, l’étude change de dimension puisque l’échantillon interrogé passe de 1 000 personnes à plus de 10 000, ce qui permet une analyse exceptionnelle de tous les segments de la société » (Le Monde, 05/10/2022).

On se situe dans le registre de la politique, au sein même du jeu et de la pratique institutionnels, au milieu des mêmes débats habituels et partisans, avec les mêmes questions récurrentes, telles que l’immigration, le réchauffement climatique ou la guerre en Ukraine, sans qu’une seule fois des hypothèses de plus grande ampleur ne soient posées pour essayer de comprendre ces perceptions et ces fractures à la lumière de phénomènes qui dépassent largement le champ de la politique, mais qui interviennent, eux, dans le champ du politique. Une telle étude supposerait une remise en question de l’existant (et une autocritique) qui est inconcevable, puisqu’elle n’est pas la tâche d’un journal, alors que c’est justement toute la tâche d’un journal, d’un médiateur entre réel et conscience. Il ne s’agit pour Le Monde que de reproduire, à travers une illusion d’intellection, les grilles de perception habituelles du monde social et, du même coup, de préserver l’ordre établi.

Le Monde ne nous apprend rien

Il se contente de se placer au niveau des Français et de reprendre le sens qu’ils donnent à leur existence. Didier Eribon aura des mots plus justes pour montrer en quoi cette perspective est condamnable :

« [Toute] sociologie ou toute philosophie qui entend placer au centre de sa démarche le ‘point de vue des acteurs’ et le ‘sens qu’ils donnent à leurs actions’ s’expose à n’être rien d’autre qu’une sténographie du rapport mystifié que les agents sociaux entretiennent avec leurs propres pratiques et leurs propres désirs et, par conséquent, à n’être rien de plus qu’une contribution à la perpétuation du monde tel qu’il est : une idéologie de la justification (de l’ordre établi). Seule une rupture épistémologique avec la manière dont les individus se pensent eux-mêmes spontanément permet de décrire, en reconstituant l’ensemble du système, les mécanismes par lesquels l’ordre social se reproduit […] » [Eribon, 2009].

Si une enquête de référence professe ce que vous entendez à la cantine, entre midi et deux, quand on s’amuse à la récréation d’un copain qui ne croit pas au réchauffement climatique ou qui estime qu’il y a trop d’étrangers en France, il y a lieu de se poser de grandes questions. Si la sociologie de comptoir est aussi le fait d’un organe de presse national, il est possible de se demander dans quel fossé nous sommes tombés. Didier Eribon donne une piste pour en sortir :

« La force et l’intérêt d’une théorie résident précisément dans le fait qu’elle ne se satisfait jamais d’enregistrer les propos que les ‘acteurs’ tiennent sur leurs ‘actions’, mais qu’elle se donne au contraire pour objectif de permettre aux individus et aux groupes de voir et de penser différemment ce qu’ils sont et ce qu’ils font, et peut-être, ainsi, de changer ce qu’ils font et ce qu’ils sont. Il s’agit de rompre avec les catégories incorporées de la perception et les cadres institués de la signification, et donc avec l’inertie sociale dont ces catégories et ces cadres sont les vecteurs, afin de produire un nouveau regard sur le monde, et donc d’ouvrir de nouvelles perspectives politiques » [Eribon, 2009].

Monter une presse étudiante de constatation et de contestation qui, contrairement aux grands journaux dits de référence, sait encore penser, qui ne s’en tient pas à reprendre telles quelles les perceptions des gens mais essaie de les situer, de les comprendre à travers une grille de lecture plus ambitieuse.

Penser la complexité, et non s’en tenir à une apparente simplicité

Elaborer des concepts, construire des théories qui permettent de comprendre, de penser, de subvertir, loin de s’en tenir aux bornes politiques et institutionnelles de l’ordre établi, de la Ve République. Il s’agit de créer, d’amener ou d’ouvrir un débat plus large sur les conditions de réalisation effective de la démocratie, à travers une compréhension forte des fractures qui sont les nôtres et une étude des possibilités concrètes d’une vie en communauté.

Si le politique est un champ, il est aussi un travail

Comment réinventer le monde sans ces organes de presse qui jouent tous les jours le rôle de médiateur entre nous, sujets politiques en formation, et le réel ? Comment créer de nouveaux cadres de perception politique ? A partir de constats et de considérations.

Peut-être considérer que l’abstention n’est ni le symptôme d’un désintérêt pour le politique, ni la conséquence d’un manque d’éducation, mais bel et bien une réplique creuse au désert qu’est la politique.

Peut-être considérer que l’échelle nationale est inadaptée à l’exercice de la démocratie.

Peut-être considérer que la délégation de la souveraineté politique constitue une hémorragie intellectuelle.

Peut-être considérer que le premier terrain d’émancipation, la bataille première se livre au niveau (et à la hauteur) de l’information, dans la lecture de la presse.

Bibliographie :

  • ERIBON Didier, Retour à Reims, Paris, Flammarion, 2009, p. 51-52.
  • FOUCAULT Martial, « ‘Fractures françaises’ : la guerre en Ukraine réveille le sentiment européen chez les Français », Le Monde.fr, 4 octobre 2022.
  • HALIMI Serge, Les Nouveaux Chiens de garde, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1992, 160 p.
  • KLEIN Etienne, Le goût du vrai, Paris, Gallimard (Tracts), 2020, p. 64.
  • MESTRE Abel, « ‘Fractures françaises’ : un pays qui reste mécontent mais qui montre les premiers signes de crispation », Le Monde.fr, 4 octobre 2022.
  • NIZAN Paul, Les Chiens de garde, Paris, Rieder, 1932, 168 p.
  • PINSOLLE Dominique, « ‘Empêcher la grande presse de baver’ », Le Monde diplomatique, n°824, novembre 2022, p.3.
  • RIMBERT Pierre, « Evènement total, crash éditorial », Le Monde diplomatique, n°817, avril 2022, p. 28.
  • ROSANVALLON Pierre, La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard (Folio histoire), 2000, 592 p.
  • ROSANVALLON Pierre, Pour une histoire conceptuelle du politique : leçon inaugurale au Collège de France faite le jeudi 28 mars 2002, Paris, Seuil, 2000, p. 12.
  • TEINTURIER Brice, « ‘Fractures françaises’ : l’opposition de LFI jugée trop radicale à l’Assemblée Nationale », Le Monde.fr, 4 octobre 2022.