De nouvelles perspectives avec la philosophe Jeanne Burgart-Goutal
Qu’est-ce que l’écoféminisme ? Une nouvelle branche du féminisme ? Un nouveau rapport au corps, à la nature, au pouvoir, loin des mouvements féministes historiques ? En lien avec l’écologie ? Pour en savoir plus, La Terre en Thiers est allée le 23 mars dernier à la rencontre de Jeanne Burgart-Goutal, agrégée de philosophie, enseignante à Marseille dans deux lycées technologiques, qui a consacré 10 ans de recherches théoriques et d’expériences de vie à ce sujet, en particulier à travers deux ouvrages¹ et de nombreux articles …
Pourriez – vous d’abord définir l’écoféminisme ?
C’est à la fois un mouvement d’activisme politique et un courant d’idées né dans les années 70. Il cherche à allier féminisme et écologie. Il vise plus largement une convergence des luttes, c’est-à-dire à articuler les luttes contre toutes les formes de domination, entre les humains, mais aussi des humains sur la nature. Cela ressemble au féminisme intersectionnel qui cherche à comprendre comment s’articulent le sexisme, le racisme, la lutte des classes, les dominations d’orientation sexuelle.
L’idée est de ne pas séparer ces questions-là, et de comprendre historiquement, symboliquement, culturellement, comment ces différentes formes de domination font système et donc en pratique comment lutter contre toutes ces dominations à la fois.
A propos de votre livre de « vulgarisation » écoféministe « Resisters » qui commence par une dystopie en 2030. Pourquoi ce choix de la dystopie ? Cherchez-vous à faire peur et vite ? De qui ? De quoi ? Pourquoi ?
Je n’ai pas vraiment eu le choix de faire des dystopies. C’était plus fort que moi. Cela m’intéressait de placer l’intrigue dans le futur, avec cette dimension d’anticipation. Les images qui me venaient étaient assez sombres, inspirées de Matrix ou Soleil Vert, mais aussi à la sortie du premier confinement, en mai 2020, de tout ce que j’entendais à la radio, lisais dans les journaux. C’était assez déprimant.
Je n’ai pas l’impression d’avoir inventé des choses horribles pour le scénario. J’ai plutôt tiré les fils de la suite probable du monde, si les choses continuent dans la même direction. Il est vrai que le récit est assez pessimiste, mais je ne vois pas trop de raisons d’être optimiste.
Pourtant, au final, le récit se tourne de plus en plus vers l’utopie. Est-ce que ce choix de l’utopie est politique, dans le sens où l’utopie peut être une arme du récit politique pour aider à construire un futur, ou en tout cas donner l’envie et l’espoir de cette construction ?
Ce livre répond à un enjeu de vulgarisation de l’écoféminisme et vise à toucher un public plus large, plus jeune, moins lecteur d’essais philosophiques.
Au-delà de transmettre des connaissances, il s’agissait d’appeler à une forme de réveil, donner une énergie ou un élan, une envie d’agir, ouvrir une perspective.Pas forcément beaucoup d’espoir, ce n’est pas trop mon truc l’espoir mais au moins une perspective et une forme de coup de pied au cul. Venant de la philosophie, le passage à la fiction est un soulagement, il permet de se libérer de la question de la vérité.
Aurore, la dessinatrice, m’a beaucoup aidé à donner cet effet. Elle a un univers visuel très coloré et foisonnant, beaucoup plus joyeux que mon univers littéraire et philosophique. La dimension utopique faisait partie de notre projet. L’éditrice souhaitait un livre qui fasse aussi du bien, qui ne présente pas les choses d’une façon culpabilisante ou défaitiste mais qui montre que, même si la réalité est dure et les années à venir sûrement aussi, il y a la possibilité – à travers les nouvelles formes d’imaginaires, de se représenter un avenir souhaitable, ce qu’est une vie qui vaut le coup.
Vous avez dit vous inspirer de votre vécu et de ce que vous voyez. Je m’interrogeais sur votre utilisation du mot «raisonnable ». Il y a un personnage qui dit « et si contrairement à la vie « raisonnable » que l’on m’a toujours montrée, un autre chemin était possible ». « Raisonnable » est entre guillemets : est-ce que vous pouvez développer l’utilisation de ce mot-là ?
Dans le contexte de cette phrase, c’est une manière péjorative d’utiliser le mot raisonnable. C’est une phrase étroitement liée à mon expérience de vie. Je n’étais pas au lycée Thiers, mais au lycée Henri IV. J’ai fait ma prépa à Louis Le Grand. J’ai fait ce que l’on me présentait comme raisonnable, ce qu’il faut faire pour réussir, désirer une vie normée. En grandissant, je me suis aperçue que c’était une arnaque individuelle et collective de faire croire que c’est cela la voie de la raison. C’est une petite vie, tracée d’avance avec des objectifs très éloignés d’une vie organique et pulsionnelle. Avec l’expérience je me rends compte que ce dont on a besoin, ce n’est pas de rester étriqué et enfermé dans un cheminement qui coche les cases. Car au final, on voit que ces normes ont construit un monde qui n’est pas désirable et qui l’est de moins en moins.
Un peu de folie, dans le sens de renouer avec la pulsion de vie, beaucoup brimée par le système et notamment le système scolaire, me parait vitale.
Toujours dans cette idée du renversement de sens du mot « raisonnable », un des personnages du livre se « demande si ce n’est pas plutôt le monde « normal » qui est devenu extrême » . Vous parlez de cette recherche de la folie mais au final dans le livre, vous renversez cette folie du côté du monde qui est déjà en place.
Dans l’analyse des penseuses écoféministes mais aussi dans la perception vécue de personnes rencontrées qui vivent dans des formes de marginalité, ce sentiment d’extrême est très présent. J’ai rencontré une femme écoféministe qui vit dans un bout de forêt dans les Cévennes, d’autres en yourte, j’ai côtoyé beaucoup de gens avec des modes de vie alternatifs. Pour eux, ce qui nous paraît normal : la ville, le monde, le bruit, l’agitation, la pollution, les voitures, les panneaux publicitaires partout, leur est complètement insupportable.
De fait, quand on se désintoxique, on se déshabitue de ce mode de vie urbain, on se rend compte à quel point il est tout à fait extrême et insupportable, à quel point on est dans une vie qui n’a rien de naturel.
Ce monde paraît absurde au final.
Ce sentiment d’absurdité, on en a souvent le pressentiment. Quand j’étais lycéenne ou en prépa, je lisais beaucoup les philosophes de l’absurde. J’avais l’impression qu’ils avaient complètement raison. Je continue encore un peu à me dire que la vie est absurde. Mais je perçois aussi, du fait de ces expériences de vie plus marginales, que l’on a aussi réussi à rendre la vie absurde. Je ne pense pas que la vie ait un sens de toute façon, mais on l’a privée de sensorialité. Peut-être qu’il y a un lien entre le fait que Camus, Nietzsche, Kierkegaard étaient des intellectuels citadins et qu’ils étaient des penseurs de l’absurde.
Peut-être que quand on est davantage en connexion avec le corps et la vie, qu’on éveille les sensations, la question d’absurdité s’évanouit toute seule.
En philosophie, vous parlez de la perte du sens des mots. Or dans votre livre, j’ai remarqué beaucoup d’anglicismes, « allez la dream team au boulot! » « c’est du win-win, donc next step, on booste la digitalisation des services ». Cherchez-vous à faire une caricature de l’infiltration du vocabulaire managérial américain dans les discours ?
Les passages cités sont dans des réunions chez la compagnie fictive Unibioo. Je me suis amusée, pour les écrire, à regarder des petites vidéos d’entreprises pour apprendre ce vocabulaire de start-up nation. Il y a vraiment une envie de parodier. Plus largement, la question de la novlangue et de la façon dont les mots sont déformés, simplifiés, retournés, vidées de leur substance, c’est quelque chose qui me touche beaucoup, car justement la philosophie cherche à rendre leur sens et leur couleur aux mots.
Justement en écologie le sens des mots est éminemment politique. Dans votre livre, un membre de la compagnie fictive Unibioo déclare « nous croyons à un développement juste et durable. Nous n’avons pas à choisir entre la croissance et l’environnement ». J’aimerais souligner qu’en anglais, l’équivalent de développement durable est la traduction de « développement soutenable ». Est-ce que, selon vous, développement vert ou durable sont des oxymores qu’il faudrait déconstruire ?
Selon la pensée écoféministe, c’est clair. D’ailleurs, le moment où il y ce discours-là, on sent que c’est de la langue de bois, une illusion. Le personnage (Pierre) qui dit cela, a envie d’y croire. C’est ce que nous vend la publicité, le politique, on a envie de croire que l’on peut avoir le beurre et l’argent du beurre.
On a envie de croire que l’on peut verdir le développement, que l’on n’a pas besoin de perdre quoi que ce soit, car il nous est insupportable de perdre quelque chose.
Il y a ce discours-là. Mais, dans l’approche systémique des écoféministes qui présente un changement de paradigme, le modèle de croissance et de développement apparaît en lui-même nécessairement et foncièrement écocide. Par exemple, on se réjouit de la conquête de nouveaux marchés de consommateurs, mais on en oublie que la condition cachée est de produire de plus en plus, donc davantage d’exploitation humaine et de la nature. Pour les écoféministes, les solutions qu’on trouve en restant dans ce modèle, les voitures électriques ou hybrides, sont des fausses solutions, elles créent de nouveaux problèmes.
L’écoféminisme implique une révolution, un changement total de manière d’aborder le problème. Parler de croissance verte, c’est un oxymore ou une arnaque.
Vous parlez de ce lien entre exploitation de la nature et exploitation humaine. J’ai appris un nouveau mot dans votre livre, le terme « plantationocène ». C’est un concept de Donna Haraway et Anna Tsing pour renommer l’ère géologique de l’anthropocène. Je connaissais le capitalocène, mais pouvez-vous expliquer en quoi le terme « plantationocène » peut-être plus pertinent pour décrire notre ère géologique ?
Ce terme se retrouve chez ces autrices mais aussi chez les penseurs de l’écologie décoloniale, comme par exemple Malcom Ferdinand qui a écrit Une écologie décoloniale.
Contrairement à Capitalocène, il permet de pointer la dimension coloniale du capitalisme, avec l’idée que l’économie des plantations peut être prise comme métonymie du capitalisme comme tel, avec l’esclavagisme, le commerce triangulaire, puis aujourd’hui avec un fonctionnement néocolonial de nos économies. On continue de piller les ressources naturelles du sol et du sous-sol et à surexploiter la main-d’œuvre, y compris des enfants dans les anciennes colonies.
Ce terme pointe vraiment que le capitalisme n’est pas juste un système que l’Europe a inventé, a réussi à mettre en ouvre puis qui l’a étendu au reste du monde, mais qu’en fait une des dimensions indispensables pour comprendre le capitalisme, dès le départ est cette dimension de colonisation.
Cette constante remise en question du système, ne provoque-t-elle pas une certaine fatigue? N’avez-vous pas peur d’être triste ou en colère toute votre vie dans la mesure où peu de personnes ont envie de voir les problèmes et de se révolter ?
Bien sûr, c’est fatiguant pour soi et pour les autres. Et il m’arrive d’ailleurs de me le dire à moi-même.
Mais c’est le prix de la lucidité. Comme on dit, « toute lumière projette une ombre ». Vouloir comprendre est important et apporte aussi beaucoup de joie. Il y a un grand plaisir de pensée qui sauve même parfois. Quand on s’aperçoit de choses qui provoquent des émotions négatives, si on aime comprendre et analyser, ça compense. On a le truc de se dire « c’est la merde » et même ceux qui ne sont pas philosophes s’en aperçoivent mais en plus on se dit « mais en fait c’est super intéressant ce pourquoi c’est la merde ».
Il y a une sorte de malédiction dans cette lucidité mais elle en est aussi à la fois le remède.
De toute façon, on ne peut échapper aux prises de conscience en grandissant. Donc autant les contrebalancer en cultivant le plaisir d’agir et de comprendre.
En cette période d’élections présidentielles, ce qui pourrait vous mettre en colère, c’est tout ce qui est par rapport aux programmes, au jeu politique de non-honnêteté intellectuelle, alors que la politique est quelque chose de très important. Néanmoins, je voulais noter on a vu apparaître la candidature « écoféministe » de Sandrine Rousseau, qui même si elle n’a pas gagné les primaires écologistes, a beaucoup intriguée et a tenté de rafraichir le jeu politique. Que pensez-vous de cette candidature ?
Dans l’histoire du mouvement écoféministe, c’est totalement nouveau et surtout surprenant. Historiquement, il n’y a jamais eu de gouvernement ni même de parti écoféministe. Cela a toujours fonctionné sous la forme de collectifs, d’associations, à la rigueur d’ONG – comme le fait Vandana Shiva en Inde – avec une grande méfiance vis-à-vis du jeu électoral et de l’État en tant qu’institution hiérarchique. La tradition politique de l’écoféminisme est une tradition anarchiste.
La candidature de Sandrine Rousseau est à double-tranchant médiatiquement. En politique, le jeu semble être de taper sur tout le monde ; alors quand on utilise un mot nouveau, aussi polémique, forcément les attaques pleuvent. Donc je ne sais pas si cela fait vraiment du bien, ni à Sandrine Rousseau, ni au mot écoféministe.
On peut aussi éprouver un soupçon de récupération. La candidature est tellement en décalage avec l’histoire de l’écoféminisme que l’on se demande dans quelle mesure ce n’est pas tiré par les cheveux. Mais je ne connais pas personnellement Sandrine Rousseau, ni Delphine Batho* qui utilisait aussi parfois le terme écoféministe.
Je connais par contre certaines personnes de leurs équipes et je sais qu’elles ont une vraie connaissance du mouvement et de son histoire avec une forme de sincérité, notamment dans le fait de vouloir faire de la politique autrement.Elles ont conscience que se dire écoféministe en politique, ça ne peut pas juste être une étiquette mais que cela suppose de vouloir changer foncièrement les pratiques, les institutions et les structures elles-mêmes.Après, entre ce qu’un candidat dit de ce qu’il aimerait faire et ce qu’il est réellement possible de faire une fois arrivé au pouvoir, il y a souvent un fossé.
Est ce que le philosophe a sa place en politique : sur les plateaux-télé, dans une équipe de campagne. Si oui, qu’est-ce qu’il peut apporter?
Dans La République de Platon , il y a cette histoire du philosophe-roi dans l’allégorie de la caverne. Le philosophe n’est pas censé planer dans le plaisir de la contemplation des idées. Il est censé redescendre dans la de caverne et éduquer, par l’enseignement et par la politique, ceux qui y sont restés.
C’est un vieux fantasme de dire que ce ne sont pas ceux qui sont avides de pouvoir qui devraient avoir le pouvoir mais plutôt ceux qui comprennent, qui voient le bien et le juste. Lors de mes études, une conférence de Luc Ferry m’avait marquée. Ancien ministre de l’éducation nationale, quand on lui avait proposé le poste, il pensait au philosophe-roi. Il voyait cette offre comme un beau cheval et il se disait qu’avec ce cheval, il devait aller quelque part. Mais ce qu’il n’avait pas compris, c’est que c’était du rodéo. Or dans le rodéo, pour ne pas tomber, il faut bouger le moins possible ! Morale de l’histoire : même quand le philosophe conquiert ou qu’on lui donne une place de pouvoir, le jeu politique fait que c’est voué à l’échec.
Encore une petite note pessimiste…
C’est intéressant que vous évoquiez l’enseignement, est ce que vous dans votre quotidien vous essayez d’apporter une formation politique ?
Je n’essaie pas d’orienter mes élèves politiquement. En revanche l’enseignement de la philosophie me semble éminemment politique. La classe de philosophie est un des seuls lieux où l’on peut faire dialoguer pacifiquement des points de vue opposés. Et faire dialoguer des points de vue divergents est politique : écouter l’autre, ne pas se sentir agressé par la contradiction. On est à l’opposé de la culture du clash, propre aux réseaux sociaux, où l’on s’enferme dans des espaces de pensées excluant la différence.
Eli Pariser, militant internet, dit que l’on s’empoissonne nous-mêmes avec nos propres opinions.
Une des missions de la philosophie est la politique au sens de la construction de la polis, de la cité et plus spécifiquement d’une cité démocratique, qui ne souhaite pas l’uniformisation, à l’inverse du fantasme totalitaire.
La démocratie, comme le disait justement le philosophe du XXe siècle Claude Lefort, est le régime politique qui accepte la discorde, le dissensus et qui ne cherche pas à ce que tout le monde soit d’accord. La vie collective est conflictuelle. Comment fait-on pour que ce conflit soit vivant, et ne dérive pas en guerre civile ?
En plus du dialogue entre pairs, la philosophie permet un dialogue intérieur, une déconstruction de ses propres préjugés, un déconditionnement de l’éducation familiale. Là se trouve toute sa dimension émancipatrice.
Alors, une petite dernière question que j’ai déjà posée à l’historienne Mathilde Larrère, par rapport à une citation de l’économiste Julia Cagé « Qu’est-ce que la nationalisme – sinon le moyen de faire tenir ensemble des classes sociales aux intérêts divergents ». J’avais demandé à Mathilde quel rôle pouvait jouer l’histoire dans la cohésion sociale, pour vous quel rôle peut jouer la philosophie dans cette cohésion.
Un rôle essentiel ! Il me semble que c’est même un des seuls liens qui rassemble tout le monde sans aliéner, car la philosophie propose une réflexion fondée sur la liberté ; elle peut relier dans le plaisir du dialogue sans fonctionner par communautés religieuses ou d’opinions. Elle met en relation, mais n’est pas un lien d’appartenance, or j’ai tendance à me méfier des cercles d’appartenance. Bien entendu que le sentiment d’appartenance est important mais il ne peut être le seul car il a quelque chose de très aliénant, alors que dans la philosophie, et peut-être aussi dans l’amour, ou en tout cas je l’espère, il peut y avoir cette conciliation de l’appartenance et de la liberté.
¹ une enquête philosophique parue en 2020 qui a obtenu le prix de la Fondation de l’écologie politique ; Être écoféministe : théories et pratiques, et un roman graphique avec l’illustratrice Aurore Chapon : « Resisters » (2021). Un autre livre avec Aurore Chapon est en préparation. Ce sera un livre graphique sur le yoga.