Cinema
Approche géographique et symbolique de « La Petite Vadrouille » de Bruno Podalydès

Approche géographique et symbolique de « La Petite Vadrouille » de Bruno Podalydès

 

 

La Petite Vadrouille (2024, de Bruno Podalydès, avec Daniel Auteuil, Sandrine Kiberlain, Denis Podalydès) est celle de la bande de Justine, à qui son patron donne quelques briques afin d’organiser un séjour original pour séduire une femme. La bande en question, un peu fauchée sur les bords, n’en demande pas tant, et tente de bricoler une croisière d’apparence haut de gamme sur une pénichette, dans le but de récupérer une bonne marge. Voilà donc Justine et ses complices (mari compris) embarqués sur un canal traversant la campagne française avec l’entrepreneur. Problème : c’est Justine elle-même que le patron Mr Pauilhac, parodie de l’entrepreneur argenté et un peu trop sûr de lui, a en vue. Cette virée nautique devient une comédie burlesque, se déroulant au fil des écluses, mais représente par la même occasion une opportunité d’explorer nos représentations du territoire, et la manière dont elles peuvent enrichir l’interprétation artistique. Le canal et ses berges, entre campagne agricole et forêt, ne sont pas un simple décor : ils servent l’intrigue, l’enrichissent voire la prolongent. Alors en quoi les objets géographiques, passés sous le prisme du grand écran, forment-ils un paysage symbolique au service du scénario et de son interprétation ?

Cartographie imaginaire à la croisée des lieux de tournage

Le film a été tourné principalement dans la Nièvre (le canal en question est celui du Nivernais, notamment à proximité du village de Corbigny) ainsi que dans le Morvan, qui propose des paysages plus sauvages. En croisant cartes et photos de ces lieux, ainsi que souvenirs du visionnage du film (écluses, bassins, embouchure, forêt, champs, …), on peut dresser une carte imaginaire d’une partie du parcours emprunté par la Pénichette. Que nous apprend ce territoire spécifique, personnage quasi intégral de l’œuvre ?

   

Un cliché du paysage campagnard au service d’une opposition otium / negotium

Podalydès se conforme à l’imaginaire du paysage bucolique français : celui d’une nature verdoyante ployant au-dessus de la fraicheur du canal. Autour, des vallons de pâturages mais pas de travail agricole, des petits villages à l’architecture vernaculaire, des charmantes maisons d’éclusiers que l’équipe habille de nappes à carreau, fil à linge, et allures de guinguette. Convoquant avec burlesque le terroir culinaire (dans un déjeuner sur l’herbe), le peintre paysagiste et le vieux van Citroën Type H, il prend en dérision cette idéalisation du monde rural, mais en fait tout de même, le temps d’une croisière, une parenthèse à l’activité économique. La lenteur, le calme, le silence du canal permettent la création d’une bulle propre à une forme de béatitude, un otium, en opposition avec un negotium, espace des affaires économiques et politiques que serait la scène de réunion qui ouvre le film : charabia économique et discours entreprenariaux. Justine a, dans le film, la lucidité de souligner cette dichotomie, faisant remarquer à la figure caricaturale du riche sexagénaire qui tente d’acheter son amour que tout n’est pas monnayable malgré les élans capitalistes du monde dans lequel ils vivent.

 

Ainsi, sur un plancher des vaches volontairement idéalisé ou sur l’eau, la troupe s’éloigne des routes (macadamisées comme commerciales). La pénichette incarne d’ailleurs cette bulle autonome et indépendante des affaires du monde, propice au huis clos. La configuration de ce décor est d’ailleurs à l’origine de certains nœuds d’intrigue. Podalydès raconte avoir choisi ce modèle, qu’il a découvert quelques années plus tôt lors de ses vacances, pour la configuration des chambres.

 

Interprétation des objets géographiques et paysages: un projet d’orientation

La vie est-elle un long fleuve tranquille ? Les fleuves en réalité sont des enfants excités, capricieux, tour à tour se gonflant et s’épuisant, sortant parfois de leur lit, etc. Le canal lui, bien bridé et bien sage, serait une métaphore plus appropriée pour une trajectoire de vie sans encombre, voire frôlant la monotonie. Celle de Mr Pauilhac semble en être. En caricature du riche entrepreneur, sa croisière à lui semble toute tracée : en amont, ressources assurées (par la famille ?) permettant la constance du débit du canal, puis un cours d’eau (à sens unique donc) calme et sûr, lent et toujours en eau. Guère d’embranchement apparent (malgré la richesse de la carte des voies navigables françaises), ni de place pour la manœuvre. Reste tout de même la possibilité de doubler, de s’arrêter ou d’un petit coup d’accélérateur, ainsi que celle (en l’occurrence issue de la dernière) d’un accroc : la pénichette incontrôlable en travers du canal, augure d’un échec (l’impossibilité pour une fois d’acheter son désir, l’amour de Justine).

C’est encore une fois cette dernière qui apporte le premier signe de liberté, descendant du navire au cours d’une dispute avec Albin, son mari, préférant la marche au laisser-aller de la péniche, et les chemins au canal. Ces derniers ont en effet l’avantage de posséder des croisements, figurant la possibilité de choix multiples, et derrière ces choix une singularité. Reprenant la métaphore classique du chemin de vie (ne parle-t-on pas de conseiller d’orientation ?), le réalisateur place Justine indépendante face aux embranchements et sentiers, qu’elle préfère s’éloignant du cours d’eau. Mais les plus libres sont encore la bande d’adolescents qui, paraissant absurdes en voilier sur le canal, prennent finalement la mer et l’horizon des possibles qu’elle représente. L’espace à découvrir, à conquérir, s’offre encore à la jeunesse qui ne se cantonne pas aux voies de déplacement traditionnelles, plus ou moins refermées sur elles-mêmes, et ose l’inattendu.

 

 

L’éloge de la langueur, d’un défi cinématographique à une poésie au rythme propre 

Pourtant, la lenteur du canal et ce qu’elle a déteint sur le film a été attaquée dans les critiques cinématographiques. Le fil de l’eau est un prétexte à la nonchalance, tout cela « manque de rythme ». Or quoi de plus rythmé qu’un canal régulièrement ponctué par des écluses ? Celui-ci est d’ailleurs structuré de manière classique : les biefs (secteur entre deux écluses) forment chacun un petit monde, une unité de sens, un chapitre en somme. Et il s’agit là même du motif qui a inspiré l’œuvre : Podalydès avoue avoir eu l’envie de filmer sur un canal avant même d’avoir l’idée du scénario ; le décor lent et répétitif devient un défi cinématographique, une contrainte productive qu’il s’agit d’exploiter. Alors, l’allure de la pénichette (6 km/h maximum sur les canaux afin de ne pas éroder les berges, soit la vitesse d’un piéton) n’est pas tant une lenteur qu’un éloge de la langueur. Le canal plutôt que l’autoroute : loin de la précipitation du monde économique, mais aussi de la trépidation que l’on croit indispensable à la comédie, Podalydès montre, dans un monde et dans un cinéma qui accélèrent, que l’on peut rire et se divertir sans courir après le temps. Ainsi la « petite » vadrouille raisonne modestement avec la grande, celle avec De Funès et Bourvil : Podalydès n’a pas la prétention de rivaliser avec Gérard Oury, mais le décalage engendre une poésie visuelle et sonore que viennent soutenir l’audace de l’indolence (apparente) et une bande sonore efficace.