Bande dessinée
Lucky Luke et le train fou : analyse géographique et symbolique de « Nitroglycérine »

Lucky Luke et le train fou : analyse géographique et symbolique de « Nitroglycérine »

En 1862 débute la construction du premier chemin de fer transcontinental étasunien : deux compagnies se partagent la construction du tracé (de l’est vers l’ouest et réciproquement). Morris raconte cet épisode en BD dans l’album Nitroglycérine paru en 1987. Voici une analyse sémantique de ses objets et paysages.

L’intrigue de Nitroglycérine (1987) se résume alors en quelques mots : un train qui transporte de la nitroglycérine (un puissant explosif instable inventé au XIXe) sur les premiers tronçons de la voie afin de l’apporter à un chantier de tunnel ; les quatre frères Dalton qui, apercevant le wagon intitulé « nitro » bien gardé par le fameux Lucky Luke, pensent qu’il contient de l’or expédié à Nitro ; une course poursuite ferroviaire sous tension entre Californie et Nevada. Ainsi, le cadre spatio-temporel forme un contexte réaliste dans lequel Lo Hartog van Banda (scénariste) et Morris (illustrateur) baladent leurs personnages. Mais la fiction permet ses libertés, et donne forme à un récit capable de suggérer bien plus qu’un Far West idéalisé. Le rail, source féconde de métaphores, n’échappe pas à la règle dans cette bande dessinée modeste que l’acte d’interprétation permet d’approfondir.

Un espace imaginaire dans une géographie réaliste

Ainsi, l’intrigue s’inscrit dans un cadre géographique réaliste, du moins à l’échelle régionale, qui s’étend de Sacramento aux montagnes de la Sierra, entre la Californie et le Nevada. Dans les cases, le paysage est rarement plus qu’un simple décor, suggéré derrière les personnages par des tons très chauds (rouge, jaune), des montagnes d’un bleu-violet dans le fond, une plaine rocailleuse, quelques reliefs et une végétation sommaire : quelques silhouettes de résineux. Dans la réalité, les paysages californiens sont beaucoup moins arides : sous l’influence encore d’un climat océanique et quasi méditerranéen, la végétation y est beaucoup plus abondante qu’on ne le croit. En revanche, cette aridité correspond beaucoup plus aux contreforts Est de la chaîne de la Sierra, dans le Nevada que les montagnes coupent des précipitations océaniques, et que le chemin de fer traverse par la suite. Ces paysages avaient d’ailleurs été mis en valeur dans un précédent album du cow-boy solitaire, Des rails sur la prairie, dans lequel celui-ci protège également la construction de la ligne.

Dans la Sierra, la ligne en question épouse les courbes de niveau, afin de diminuer la pente, ce qui a pour effet de tracer un parcours très tortueux. Celui-ci est ponctué de villages que le rail désenclave, ou qui ont été directement construits autour d’une gare sortie de terre ex-nihilo. Celles-ci n’ont d’ailleurs pas de nom dans l’œuvre, anonymisant le village qui se cache derrière, lui-même invisible dans les cases. Dans les dessins, le village est en effet réduit à (voire incarné par) sa gare, seul bâtiment visible à des rares exceptions près, et plus précisément le seul bâtiment que voient les voyageurs pressés depuis leur fenêtre. Lecteur et voyageur se confondent ainsi par la portée de leur vue : case ou fenêtre, dans les deux cas, le regard ne porte pas très profondément dans le paysage, restant toujours aux alentours de la voie ferrée. On peut alors en dresser une cartographie imaginaire, inspirée du réel tracé du transcontinental:

Illustration de Numa et Eva

Une intrigue sur fond économique

Nitroglycérine, c’est aussi un récit qui prend acte de la transformation du monde de l’entreprise. Construire un chemin de fer nécessite une somme gigantesque de capitaux, qui ne peut être réunie par l’entrepreneur. Celui-ci vend alors des parts de son entreprise (des actions) qui ont tendance à prendre de la valeur lorsque l’entreprise prospère (c’est donnant-donnant : l’entrepreneur augmente ses fonds pour financer sa production, tandis que les actionnaires reçoivent une petite part des bénéfices de l’entreprise (dividendes), ou peuvent revendre plus cher leur action) : c’est ce que Chandler nomme le passage d’un « capitalisme traditionnel » (entrepreneur et collaborateurs) au « capitalisme managérial » (un gestionnaire d’actionnaires). Ainsi, la première planche s’ouvre sur les assemblées d’actionnaires furieuses de la Central Pacific et de l’Union Pacific.

Tout au long du récit, c’est l’argent et sa quête qui guident l’intrigue : les cas de corruption sont nombreux (les saboteurs de l’Union Pacific bien entendu, qui tentent d’empêcher le train d’arriver au chantier, ainsi comme ceux qu’ils soudoient pour détourner l’attention des protagonistes) et, de manière générale, la course-poursuite des Daltons après le wagon qu’ils croient remplis d’or est le fil conducteur de l’album. Si l’ignorance des Daltons peut s’expliquer (la nitroglycérine vient alors tout juste d’être inventée), elle témoigne aussi d’un aveuglement, et plus intrinsèquement d’une confusion entre fin et moyens (en pratique, puisque la nitro est un moyen de percer le tunnel, comme en théorie : l’argent n’est pas censé être une fin en soi) qu’ils sont loin d’être les seuls à faire. La poursuite frénétique de l’argent, c’est aussi celle des actionnaires. Le train joue alors un double rôle : d’une part littéral, puisque construire une voie ferrée est un investissement qui annonce et espère du développement industriel, du commerce, de la croissance économique grâce à un transport rapide ; d’autre part métaphorique, car le wagon rempli d’or qui s’emballe sur les rails et la course poursuite miment le début de la recherche sans fin du profit, par le grossissement des actions et la frénésie des bourses. Dans les deux cas le résultat est explosif : une détonation fatale et inévitable pour conclure l’album, ou un krach boursier tout aussi violent.

Nitroglycérine, Morris & Lo Hartog van Banda, ©Lucky Comics, 2024 – Avec l’aimable autorisation des éditions Dargaud

Un rythme effréné

L’album emploie des procédés quasi théâtraux pour maintenir le lecteur en haleine et provoquer le rire : des running gags (ou comique de répétition : le chef de gare qui veut être muté dans une gare plus tranquille), une forme d’ironie dramatique (le lecteur sait ce que les Daltons ne savent pas), une forme de suspens (par la dernière case de chaque page en particulier pour le lecteur de Pif Gadget qui ne recevait qu’une page par semaine dans son magazine, mais aussi par le repoussement successif de la fatale explosion), … Tout le récit se forme alors quasiment comme une suite de gags plus ou moins liés et de rebondissements, dont le train formerait le fil conducteur. Le scénariste Lo Hartog van Banda n’est évidemment pas le premier à lier avancement de l’histoire et cheminement du train (un des exemples les plus célèbres est le roman de Butor, La modification). Mais ici, le convoi qui s’emballe dans un rythme effréné, jusqu’à donner l’impression de véritables montagnes russes (alors que la réalité du terrain et du matériel à l’époque ne l’aurait surement pas permis !) semble aussi suggérer le rythme propre de la bande dessinée.

Car la BD, c’est une affaire de rythme. La magnifique mise en abîme de Blain dans Quai d’Orsay ne peut mieux le signifier. Le protagoniste évoque ce rythme des cases de la bande dessinée (sous-entendue par la synecdoque « Tintin », qui en est à la fois le premier élément et l’un des plus connus) en le verbalisant dans ses onomatopée et en le mimant dans ses gestes , tandis que la construction même des cases suggère le tempo (la vitesse) de la lecture (observez notamment comment les regards et les gestes conduisent instinctivement les yeux du lecteur) :

Quai d’Orsay, Christophe Blain et Abel Lanzac © Avec l’aimable autorisation des éditions Dargaud, 2024

Ici, le tactactac est celui du train sur les rails qui, guidant le lecteur dans la progression du récit, signifie la frénésie rocambolesque de l’action ainsi que son accélération. Mais il se fait aussi l’incarnation d’une manière de raconter des histoire : la bande dessinée, ses cases et ses strips, ne semblent-ils pas en effet dessiner une voie ferrée sur les pages des albums ?

 

Image d’illustration: Nitroglycérine, Morris & Lo Hartog van Banda, ©Lucky Comics, 2024

Citations avec l’aimable autorisation de Dargaud et Lucky Comics.