Littérature
A propos de Kallocaïne

A propos de Kallocaïne

Kallocaïne“, de la suédoise Karin Boye, est un des quatre romans dystopiques fondateurs et caractéristiques du genre écrits au XXème siècle. C’est le récit d’un prisonnier au long cours, Léo Kall, qui raconte comment sa vie a dévié de son cours orthodoxe.

Société future, date indéterminée. Leo Kall est chimiste. Il vit et travaille dans la Ville de Chimie n°4 (poésie de la toponymie à la soviétique) avec sa femme, Linda. Citoyen (ou pour être exact Camarade-Soldat) de l’Etat mondial, une dystopie collectiviste totalitaire, Leo finit de mettre au point une drogue qu’il nomme par jeu Kallocaïne, un sérum de vérité qui rend chacun aussi disert et sincère que s’il était ivre et serait donc très utile pour confondre les criminels – en fait ou en pensée – mais aussi instaurer une surveillance généralisée de la population pour détecter toute velléité de dissidence. Exposer sans effort ni erreur le traitre qui se dissimule en chaque citoyen, un rêve totalitaire enfin à portée de main. Individu faible et indécis, Kall n’hésite pas à utiliser sa drogue sur sa propre femme pour mettre à jour un potentiel adultère qui le ronge avant de comprendre qu’elle est bien plus forte que lui et qu’il en dépend pour orienter sa vie.

Très proche du Meilleur des Mondes et de 1984

Kallocaïne” partage avec les célèbres Meilleur des Mondes et 1984 sans oublier le plus ancien et moins notoire Nous autres les préoccupations qui étaient celles d’écrivains voyant monter sous leurs yeux les totalitarismes, communiste d’abord, puis fasciste, enfin nazi.

Surveillance généralisée et permanente, y compris au sein des familles, embrigadement de la population en général et de la jeunesse en particulier très tôt extraite de l’influence familiale, militarisation de toute la société, paranoïa étatique et tension guerrière constante (y compris dans un Etat qui se nomme lui-même Mondial ce qui illustre bien le grotesque éhonté des mensonges totalitaires), déshumanisation essentialiste de l’ennemi mais aussi uniforme gommant toute différence entre des citoyens interchangeables et substituables, indicible pénurie, culte du martyr offrant sa vie ou sa santé à la cause commune, propagande élaborée et manipulatrice, autocritiques publiques comme traitement du déviationnisme, « production » des enfants dans le cadre d’une sexualité-devoir à laquelle on ne peut se soustraire (en attendant la plus efficiente « production en flacon »). Ouf ! Je suis essouflé.

Surveillance de tous par tous et méfiance de tous envers tous.

On dit que l’homme est un loup pour l’homme, il est surtout un loup pour l’Etat, pour son idéologie, pour son projet délirant d’amélioration scientifique de l’humanité, il faut donc s’en méfier, le surveiller, le contrôler, l’éliminer préventivement si besoin. On pourrait continuer, on notera seulement à quel point, 75 ans après, le tout colle bien à la « politique » de l’autoproclamé EI.

Oscillant entre action publique et action privée, entre trahison sociale et vaudeville petit bourgeois, Kallocaïne montre les tourments d’un homme endoctriné qui réalise à son propre effroi que nul, même pas lui, n’est jamais parfaitement loyal. Sauf peut-être les jeunes, malléables et inexpérimentés qu’ils sont. Il illustre les excès d’une vie qui doit toujours être transparente (réminiscences de Mortelle). Il met en garde contre les dérives de l’endoctrinement et de la surveillance. Livre militant s’affrontant aux risques de son époque (de manière bien plus convaincante que le 2084 de Sansal ne le fait), il raconte ce qui était déjà une réalité en 1940 dans certaines parties du monde pour en montrer l’inanité et le danger. Beaucoup d’éléments font ainsi directement référence aux totalitarismes contemporains de l’écrivaine. On ne prendra ici qu’un exemple : « L’Etat est tout, et l’individu n’est rien » de Kallocaïne résonne fort avec le « Tout dans l’Etat, rien contre l’Etat, rien en dehors de l’Etat » de Mussolini.

Classique définitif, Kallocaïne doit être lu par l’amateur de dystopies.

Il est néanmoins inférieur à ses voisins d’étagère. Il lui manque la folie du Meilleur des Mondes, la rigueur et la description implacable de 1984 (pas de Théorie et Pratique du Collectivisme Oligarchique ici), le caractère fondateur et naïvement charmant de Nous Autres. Une fin courte, facile, ex machina, est à regretter aussi. Un roman à lire donc pour être exhaustif, même s’il est à mon sens le moins bon des quatre textes fondateurs.

Kallocaïne, Karin Boye, publié en 1940, nouvelle édition en février 2015 chez Ombres avec une nouvelle traduction par Léo Dhayer, 11 euros, bientôt au CDI