La laïcité est-elle antireligieuse ?
Pour certains, la laïcité n’est qu’une machine de guerre élaborée et légale, tournée vers les religions et ses croyants . Sa finalité serait une sorte d’athéisme d’Etat. Or, historiquement et philosophiquement, la laïcité apparaît à l’opposé comme une nécessité absolue dans le progrès, la démocratie et la République (1).
Comme Aristide Briand le dit si bien : « L’Etat n’est pas antireligieux, il est areligieux ». Cette conception d’un Etat neutre est très moderne et rompt avec des millénaires d’histoire où le pouvoir politique était intiment lié, voir même confondu avec le pouvoir religieux, et cela au détriment des libertés individuelles. Une puissance publique totalement neutre garantit l’absolue liberté de conscience et la considération de chaque être humain comme un citoyen ayant des droits égaux aux autres.
Revenir à la conception même de la loi
Pour bien comprendre cette dimension areligieuse, il est impératif de revenir à la conception même de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. On notera d’ailleurs que son intitulé précise « des Eglises » : la clairvoyance de ses rapporteurs s’exprime ici encore, car à cette époque, l’islam et le judaïsme étaient très peu présents sur le territoire français, et la principale religion concernée par cette loi était évidemment le catholicisme.
Lors de son élaboration, deux évènements ponctuent ce débat historique.
Le premier est le rejet du contreprojet Allard. Maurice Allard était un député socialiste et blanquiste, et son contreprojet consistait à déchristianiser la France, car il considérait que « le christianisme est un outrage à la raison ». Briand et Allard s’opposent alors : le premier souhaite que cette loi protège le croyant et l’incroyant, le second veut élaborer une arme pointée vers le Vatican et toute autre religion. Ce dernier pousse sa pensée plus loin encore en déclarant que « les religions sont un obstacle permanent au progrès ». On peut lui reprocher de généraliser le cas du pape Pie IX (1792-1878), qui au travers de son ouvrage le Syllabus, rejette la modernité, s’oppose à la liberté de pensée et de culte, la laïcité et l’école populaire, condamne le darwinisme, la science et le rationalisme, et approuve l’esclavagisme. De plus, le protestantisme est un exemple de religion ouverte à la science et au progrès. Et c’est tout cela que lui rétorque Aristide Briand lors de débats, souvent animés, au Parlement. Il énumère aussi les principes que doit respecter le législateur : la liberté de conscience, de cultes et la neutralité de l’Etat en matière confessionnelle. Finalement, le texte d’Allard est rejeté.
La loi place l’individu au centre des préoccupations du législateur.
Elle abroge le concordat, c’est-à-dire pas de subventions ou de salarisations d’aucun culte. Des concessions sont toutefois accordées, comme l’inscription au budget de l’Etat des dépenses des aumôneries dans les lycées, collèges, asiles, prisons, etc. Ce dernier point sert d’argument à ceux qui veulent réviser la loi : ils accusent ces concessions d’être des « accommodements raisonnables » et le législateur de ne pas être allé jusqu’au bout. Mais leur erreur réside dans la mauvaise interprétation de ce choix, qui n’est pas une marque de faiblesse, mais une preuve de la nature profondément libérale et non antireligieuse de cette loi de compromis. Enfin, le texte assure la dévolution du statut protecteur des « établissements publics de cultes ». Et c’est ce point qui constitue le deuxième évènement marquant.
La bataille des Inventaires
Aussi appelée la bataille des Inventaires, ce conflit fut provoqué par le contenu de l’article 4 de la loi.En effet, depuis la Révolution française, les églises, évêchés, presbytères et autres lieux en relation avec le culte étaient la propriété de l’Etat. Mais à qui les attribuer par la suite ? La première version de l’article enflamme les députés car elle impose la constitution « d’associations culturelles » qui hériteraient des biens, et cela représentait un risque d’encourager des schismes et de disloquer de l’intérieur l’Eglise. Maurice Allard et sa minorité pensent avoir une revanche et les radicaux de gauche y voient un moyen d’attaquer l’Eglise. Jaurès et Briand décident alors de consulter les milieux ecclésiastiques. De leurs recherches résultent une alternative : la dévolution des biens à des organisations qui se chargent de faire respecter l’organisation du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice. Ce nouvel article 4 fait l’unanimité et est approuvé. Jaurès dira même que « la Séparation est faite ». Toutefois, l’article 8 permet à des députés de se venger en imposant le Conseil Constitutionnel, plus perméable à leurs causes, plutôt que des tribunaux civils pour régler les potentiels litiges sur l’affectation des biens. L’opposition frontale du Vatican posera des difficultés de mise en application. En effet, le pape Pie X, en règne lors de l’élaboration de la loi, porte une grande responsabilité dans les affrontements de 1906, liés à l’article 4. Celui-ci est attaché à la thèse de l’Etat chrétien et de la société chrétienne. Il publie la même année l’encyclique Vehementer nos dans lequel il condamne la Séparation, dénonce une spoliation du patrimoine religieux et confirme sa conception d’un pouvoir spirituel, représenté par l’Eglise, supérieur au pouvoir temporel, incarné par l’Etat.
Des affrontements
Les affrontements liés aux Inventaires voient s’opposer des manifestants, composés d’exclus du progrès qui défendent leur paroisse face à l’Etat, et les forces de l’ordre début 1906. Mais en mars de la même année, un incident perturbe le débat : un manifestant est abattu. Le gouvernement est obligé de démissionner, Clémenceau est alors nommé au ministère de l’Intérieur et Briand au ministère de l’Instruction publique et des Cultes. Et en mai de la même année toujours, l’élection donne vainqueur le Bloc des gauches, qui marque l’approbation de la loi de 1905. Pour réussir cet exploit, les députés, et Briand en particulier, ont mené de très larges consultations pour aboutir à un texte de compromis. Jaurès dira de cette loi qu’elle représente « la liberté de conscience garantie, complète et absolue » et qu’elle est « juste et sage ». Mieux, les concessions accordées à l’Eglises catholique sont voulues et non cédées. Les institutions ont joué complètement leur rôle : l’exécutif a accompagné la discussion, ne l’a pas imposé et s’est chargé de la mettre en œuvre, et le Parlement fut un lieu de la délibération et de la synthèse.
Cependant, dire que la laïcité n’est pas antireligieuse ne suffit pas
Il faut rappeler qu’elle n’est pas un athéisme d’Etat. Sinon, comment pourrions-nous différencier la laïcité française de l’athéisme d’Etat de pays communistes ? En effet, bien que la révolution bolchévique de 1917 se soit présentée comme héritière de celle de 1789, ses partisans étaient très largement acquis aux idées de Marx, ce dernier étant en faveur de l’irréligion et dont l’anticléricalisme était un combat. Pour sa part, Lénine critique et dénonce l’aliénation religieuse, qui contribuerait largement à la soumission du prolétariat au capital. C’est ainsi que les régimes communistes n’auront de cesse de tenter d’affaiblir les Eglises instituées et d’extirper toute forme de conviction religieuse. On notera qu’en Russie, où l’Eglise orthodoxe a opéré un retour en force et gravite désormais de très près autour du président Poutine, c’est un échec. Il existe une différence majeure entre éradiquer toute croyance religieuse et de ce fait accepter l’intrusion de l’Etat dans la vie privée, et placer une barrière pour empêcher les empiètements des Eglises dans la sphère publique tout en garantissant la liberté de culte et de conscience. Même si elles paraissent proches, ces deux conceptions sont fondamentalement opposées : la première, liberticide, est de l’ordre de la coercition, tandis que l’autre agit comme une protection.
La France, avec la loi de 1905, est le premier pays au monde
à s’engager dans la voie du sécularisme, c’est-à-dire la laïcité. Et les évènements du XXème siècle donnent raison à ce choix visionnaire et audacieux : alors que d’autres pays se déchirent sur des rivalités de religion, la France connait une période de paix civile, après certaines tensions lors de l’élaboration de la loi. Encore aujourd’hui, la plupart des nations européennes ont opté pour une religion d’Etat, un Concordat, et font face à des contestations. En Suède, la religion luthérienne fut reconnue par la Constitution de 1990. Ce vote ouvre un débat, qui aboutit 10 ans plus tard par le vote de la séparation des Eglises et de l’Etat. En Allemagne, seules deux religions sont reconnues, le catholicisme et le protestantisme. Celles-ci sont financées grâce à un impôt dont les citoyens ne peuvent se soustraire qu’au moyen d’une déclaration de non-appartenance religieuse. En bref, partout en Europe, le Concordat est fragilisé comme encore en Grèce, au Royaume-Uni ou en Espagne. Mais d’autres pays connaissent aussi des contestations : le Liban ou la Tunisie. La laïcité française, si elle reste telle qu’elle est, c’est-à-dire un rapport singulier entre la société et les Eglises, et non la caution légale d’une religion dominante, est la seule voie possible pour ces nations ; elle est l’expression d’une évolution vers la sécularisation qui semble irréversible.
Manquements à la loi de 1905
Aujourd’hui, on voit se multiplier les manquements à la loi de 1905 dans l’indifférence générale (par exemple les accords de 2008 du Vatican sous la présidence de Nicolas Sarkozy). Notre objectif, et même notre devoir, est de restaurer un consensus laïque pour stopper le risque de discrimination d’un culte minoritaire, l’islam, sous la religion historiquement dominante, le catholicisme. Pourquoi restaurer et non pas créer ? Car ce consensus a existé en 1905, comme le prouve la large approbation de la population française de l’époque. Ainsi, nous empêcherions dans le même temps la marginalisation des athées, des agnostiques et des indifférents, qui représentent les 2/3 de la population de France.
1) Eloge de la laïcité, de Gerard Delfau, edition Vendemiaire, mars 2012