Cinema
Or noir et cupidité : “There Will Be Blood” (2008)

Or noir et cupidité : “There Will Be Blood” (2008)

L’oscar récemment attribué à Daniel Day Lewis (pour son rôle dans Lincoln)  le fait entrer  dans l’histoire de l’académie : il est le seul acteur à avoir obtenu 3 statuettes pour un premier rôle. L’actualité nous amène ainsi  à nous plonger dans un film marqué par la présence incroyable de cet acteur hors du commun : There Will Be Blood.

 

There Will Be Blood est adapté du roman Oil! d’Upton Sinclair (1927)

Un paysage aride et désertique en Californie. Une musique anxiogène accompagne les faits et gestes de la seule présence humaine : un chercheur d’or (noir) malmène la roche du puits dans lequel il se trouve. Il frappe les parois et en extrait quelques morceaux. Après avoir fait exploser la cavité avec de la dynamite, il se décide à y redescendre. Or, l’échelle rudimentaire cède :  il tombe et se blesse contre les roches. Cet homme va alors, malgré sa jambe cassée, se hisser jusqu’à la sortie du puits et se traîner douloureusement. Un plan large du lieu nous fait comprendre qu’il n’y a pas l’ombre d’une vie aux alentours. Cette séquence d’ouverture insinue la force incroyable et la détermination sans pareille de Daniel Plainview, qui s’est traîné – souffrant – sur une grande distance, avec courage.

Le premier quart d’heure de There Will Be Blood, de Paul Thomas Anderson (The Master, Boogie Nights, Magnolia), se déroule sans aucun dialogue. Nous y voyons le combat d’un homme, son contact avec  le pétrole et les profondeurs de la terre. Il travaille sans relâche, avec ses ouvriers, effectue un travail harassant. Sa confrontation à des obstacles de taille – dont la perte d’un ouvrier –  lui façonne une expérience propre. Dans ces premières quinze minutes,  le réalisateur nous expose – par l’image et la musique –  le personnage principal de ce qui sera une fresque grandiose, une lutte entre l’argent et la foi.  There Will Be Blood est un western surréaliste, un drame sur fond de quête de pétrole.

“I’ m an oil man.”

“Ladies and gentlemen, if I say I’m an oil man, you will agree.”

Le personnage atypique qu’est Daniel Plainview est la figure centrale de cette histoire. Exploitant en pétrole, ses efforts ont payé : au début du XXè siècle, il possède sa propre société de production. C’est un homme d’expérience, il sait de quoi il parle, ayant lui même bataillé pour puiser du pétrole dans les cavités souterraines.  Après qu’ un certain Paul Sunday l’a averti que le pétrole coule à flots sous le sol de sa petite ville de Californie du Sud, Plainview s’empresse d’aller y forer, achetant toutes les terres.

Daniel Plainview a un caractère ambigu et complexe :  si d’un côté il se déclare misanthrope – et agit dans ce sens – , d’un autre côté il aime son fils H.W. Plainview.  Solitaire et désillusionné, il est perpétuellement en quête d’amour, cherche une relation avec son frère, et  protège sa progéniture ainsi que la petite Mary Sunday.  Plainview nous semble par moments sympathique, humain. Mais petit à petit, l’amertume qu’il ressent pour la nature humaine se voit croître par sa soif de pouvoir  – et d’argent – sans limite.

Paul Thomas Anderson aime mettre en scène des personnages complexes et descendre au plus profond de leur psychologie , montrant que l’humain n’est ni tout blanc ni tout noir (notamment dans Boogie Nights et Magnolia). Dans There Will Be Blood, l’acteur qui joue le rôle difficile de Daniel Plainview est Daniel Day Lewis (My Left Foot, Le Dernier Des Mohicans, Gangs Of New York,…). L’acteur interprète on ne peut mieux cet exploitant et en fait un personnage plus grand que nature (“Bigger than life”) . Il saisit tous les tics verbaux et physiques et la mentalité de cet homme aigri, de plus en plus dégouté par la nature humaine. Daniel Day Lewis l’ incarne entièrement et magistralement et en fait un être authentique, si bien que l’on ne soupçonne pas un moment les rouages du jeu d’acteur.

Le choc des ambitions

Eli Sunday, jeune pasteur fanatique.

Le pasteur Eli Sunday (Paul Dano, Little Miss Sunshine, Elle S’appelait Ruby) de  l’église de la Troisième Révélation, fait obstacle aux projets de Daniel Plainview et se met en travers de son chemin.  Eli a du mal à digérer le fait que le pétrolier a acheté à son père naïf Abel sa ferme pour un prix ridicule. Ce prophète auto-proclamé négocie en vain auprès du prospecteur un pourcentage des profits pour financer son église. Il est déterminé à ne pas se laisser marcher sur les pieds par cet homme venu forer massivement ses terres. Eli Sunday  a autant soif de grandeur que Daniel Plainview : leur rapports s’enveniment rapidement et une bataille se livre à coups de sermons violents et de transactions financières.

There Will Be Blood est – en partie – une confrontation de la religion (la parole) et de l’argent.  Daniel Plainview ne croit qu’en une seule chose : l’argent. Eli et Daniel sont deux  convoiteurs et des ennemis profonds. Mais Daniel ne supporte absolument pas la concurrence et y remédie à sa manière.

Eli est plongé dans la boue par un Daniel Plainview impitoyable.

La croyance (la religion) est un des questionnements de There Will Be Blood. Il y a dans le film un thème récurrent : le baptême. Le premier baptême est celui du bébé (H.W.) avec du  pétrole, au début du film. Le deuxième est quand Eli Sunday est violemment traîné dans la boue et le pétrole par Daniel. Cela montre que ces trois personnages sont liés par le pétrole, sang de la terre qui les souille. Le troisième est celui de Daniel, avec de l’eau (et symboliquement du sang :  “Do you accept the blood?”), par Eli, dans l’église de ce dernier. Enfin, le dernier baptême du film se fera dans le sang…

La création d’un univers particulier

Paul Thomas Anderson est un virtuose de la prise de vue et du montage. La plasticité de l’image est particulièrement travaillée, chaque plan est maîtrisé. Il se dégage de There Will Be Blood – et ce dès le premier visionnage – une sensation de vertige. Ceci est dû en partie à la luminosité étourdissante et enivrante, et au jeu entre l’ombre et la lumière.  Les mouvements de caméra varient entre des plans larges (encore une fois vertigineux) et des plans très rapprochés. Le visage de Daniel Day Lewis fascine Paul Thomas Anderson : beaucoup de gros plans le sculptent, de face ou de profil. Au fil du récit, la caméra avance vers le personnage, comme pour se rapprocher de sa psychologie, ce qui est fréquent chez Anderson (surtout dans Boogie Nights). Ici, nous voyons combien le travail du directeur artistique Jack Fish est de qualité.

Paul Thomas Anderson dirigeant Daniel Day Lewis

 La musique de John Greenwood (des Radiohead) est   angoissante et sublime. La collaboration entre l’image et le son est stupéfiante. Nous ne pouvons pas imaginer There Will Be Blood sans l’apport de la musique de Greenwood. Elle se fait essentielle, à l’image des violons stridents de Bernard Herman pour la scène de la douche de Psychose : sans la musique, la scène ne serait pas accomplie. Dans There Will Be Blood, la partition moderne de Greenwood est grinçante,  bruissante et accentue la sensation de vertige. Outre cela, Greenwood insère deux  morceaux qui ne sont pas issus de sa plume. Le premier est  le fameux concerto pour violon et orchestre en ré majeur de Brahms (1), utilisé deux fois, à deux moments différents – ce qui renforce la symétrie de certains passages dans le film.  Le second est le concerto pour violoncelle et piano d’Arvo Part (2).  La composition d’Arvo Part évoque une lutte intérieure entre deux facettes d’une même personne, entre le piano fougueux et le violoncelle rauque et brut.

 (1) http://www.youtube.com/watch?v=6EhQd4nugps

(2) http://www.youtube.com/watch?v=5vO92REraUo 

 

Pour conclure

There Will Be Blood est un film complexe, très beau plastiquement et techniquement maîtrisé. Ce bijou cinématographique est une tragédie noire dans une période peu explorée (de la fin des chercheurs d’or jusqu’aux années pré-prohibition) qui s’éclaircit par moment grâce à des passages tendres et lumineux. Ce film est intéressant car il revient aux fondements de la société américaine et peint les débuts du capitalisme. Le personnage principal impénétrable  et atypique, admirablement campé par le grand Daniel Day Lewis, vaut à lui seul le détour.

(Je conseille vivement à toute personne intéressée de le voir et le revoir)

Sarah Yaacoub